Céline Bardet : l’utilisation des violences sexuelles dans les conflits contemporains

Céline Bardet est une juriste et enquêtrice criminelle internationale, spécialisée sur les crimes de guerre et crimes internationaux, la justice post-conflit et les questions de sécurité. Experte reconnue dans le monde entier, elle est l’auteure du livre « Zones sensibles », qui raconte ses années dans les Balkans. Lauréate de nombreux prix, dont le Prix État de Droit (2023) décerné par l’Union Internationale des Avocats, le prix UNESCO Femmes Remarquables (2019) ou encore le Prix JfD Margaret Femme Digitale (2018).

Témoin de la montée de l’utilisation du viol de guerre et de son usage systématique dans les zones de conflits, du manque de réponses adéquates sur place ainsi que de services accessibles aux survivants en détresse, elle décide de créer l’ONG We Are NOT Weapons of War (WWoW) en 2014, qui se consacre à la lutte contre les violences sexuelles dans les conflits au niveau mondial en proposant une réponse globale, holistique et efficace à l’usage endémique du viol dans les environnements fragiles.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? 

Je suis juriste en droit international, j’ai commencé ma carrière au Tribunal Pénal International. À l’époque de mes études, les conflits en ex-Yougoslavie ainsi que celui du Rwanda éclataient. Alors que j’imaginais une carrière comme magistrate, je me suis spécialisée en droit international.

C’est une interview à la télévision sur Drazen Erdemovic, 25 ans comme moi (qui a pris part au massacre de Srebrenica, où plus de 8000 personnes ont été exécutées en quelques jours) qui m’a beaucoup interrogée. Cette rencontre avec un « criminel de guerre » alors que je voyais aussi en lui un jeune homme de mon âge, m’a décidé à lui consacrer le sujet de mon mémoire de recherche et amené à rencontrer le juge Français du TPY Claude Jorda. J’ai ainsi commencé à travailler au TPY à 27 ans durant trois ans.   

J’ai travaillé quelques années au Bureau crimes et drogues des Nations-Unies, puis par la suite dans plus de 90 pays à travers le monde sur le terrain. J’ai travaillé dans de nombreux pays, sur tous les continents (Sahel, Afrique de l’Ouest et de l’Est mais aussi par exemple en Iran, dans les zones tribales au Pakistan, en Afghanistan, au proche orient, en Asie centrale, etc…). J’ai vécu douze ans dans les Balkans et travaillé sur les crimes de guerre, la reconstruction de la société post-conflit et sur les violences sexuelles. Ceci est venu suite à mes constats sur le terrain de l’ampleur de ces crimes, bien que je n’aie pas vécu d’expérience personnelle avec ces violences. Je le précise car on me pose beaucoup la question, comme s’il fallait être passé par là pour adresser le sujet. J’ai « seulement » connu ce que toute femme connaît malheureusement régulièrement dans la rue ou parfois au travail, y compris à l’ONU par ailleurs. 

J’ai également un diplôme d’enquêtrice internationale passé à La Haye, ce qui fait que je dispose d’une formation opérationnelle d’enquête. Je travaille depuis des années sur toutes les questions au terrorisme, à la réforme des forces de sécurité et armées, d’accès à la justice notamment pour les populations les plus vulnérables. Cela me permet d’aborder la question des crimes de guerre et des violences sexuelles dans toute leur globalité. 

Qu’a changé votre expérience au TPY dans votre approche des violences sexuelles comme crime de guerre ? 

Il y a eu le premier contact avec Cvijeta, victime serbe de viol, dont j’ai pris en main le dossier judiciaire. Ce procès en 2009 qui a qualifié le viol de crime de guerre au niveau national a été le premier en Bosnie. Cette condamnation a permis de faire changer la loi pour que les victimes de viol soient reconnues comme victimes de crimes de guerre.

C’était important car si les tribunaux internationaux – que ce soient les tribunaux du Rwanda ou de Yougoslavie – ont produit beaucoup de condamnations pour viols (50 affaires sur les 162 au TPY concernaient des viols), le tabou restait important en Bosnie même quinze ans après les faits. Le procès de Cviejta a fait que beaucoup de femmes sont venus frapper à la porte de mon bureau. Il faut rappeler que nombre d’entre elles avaient été dans les camps de viols en Bosnie par exemple. Ces viols n’ont pas été immédiatement considéré avec la même importance que les autres types d’exactions. 

Mon expérience suivante en Libye, où je suis arrivée juste avant la révolution, m’a confronté de nouveau aux violences sexuelles. D’abord en 2011 à l’encontre des femmes avec toutes les exactions des forces  Mouammar Kadhafi mais aussi la violence sexuelle à l’encontre des hommes, dans ce qu’on a appelé « le deuxième conflit libyen » en 2014. 

Comment définiriez-vous le viol de guerre comme crime de guerre ? 

Le viol de guerre n’existe pas comme crime international, c’est un élément constitutif de crime international de crime de guerre, de crime contre l’humanité ou de génocide. A mon avis, c’est une erreur de créer une définition autonome car c’est lié à un contexte. Le viol de guerre englobe les actes de viol, d’agression sexuelle, de prostitution forcée et d’esclavage sexuel commis dans un contexte de guerre ou de conflit. 

Je souligne aussi que la violence sexuelle est aussi bien exercée à l’encontre des femmes que des hommes. Le viol des hommes est moins documenté. 

Il y a plusieurs points communs aux violences sexuelles : pour une victime qui parle, il y en a des centaines d’autres qui se taisent. On a aussi beaucoup de mal à savoir où elles se trouvent, et on leur demande d’aller auprès de services alors que ce devrait être l’inverse. Enfin, elles ne sont pas suffisamment en sécurité psychologique et contextuelle pour parler. 

Comment avez-vous vu l’évolution de ce sujet ces dernières années ? 

La libération de la parole a débuté sur le sujet des violences sexuelles mais dans les faits, on n’avance pas énormément, que ce soit sur le viol de guerre ou plus largement sur les violences sexuelles au sein de la société. Le choc a été beaucoup plus puissant aux USA qu’en Europe par exemple : il manque des engagements opérationnels et institutionnels importants.

De la même manière, le traitement médiatique en France est en retrait, si on le compare à celui accordé par les médias anglophones sur le viol de guerre. Aujourd’hui cela change et c’est tant mieux. 

La question de croire les victimes est essentielle mais il y a aussi la question de ce qu’on fait de cette parole et quelle est la responsabilité des institutions. Symboliquement, le prix Nobel de la paix 2018 décerné à Denis Mukwege et Nadia Murad est très fort : les violences sexuelles deviennent une question essentielle dans le maintien de la paix et de la sécurité. 

Parlez-nous de votre organisation non gouvernementale : « We are not Weapons of War » : comment l’idée est-elle née ?

J’ai créé « We are NOT Weapons of War » il y a plus 10 ans, alors que je vivais encore à Belgrade. Il s’agit moins d’une organisation militante et d’une organisation humanitaire (nous avons un seul programme d’appui direct sur le développement économique « Foster for survivors ») que d’une organisation à valeur d’expertise. Je voulais que le viol de guerre devienne un enjeu public international, qu’il y est un support pédagogique pour mieux comprendre les violences sexuelles notamment dans l’espace francophone où cela manquait encore. On continu de penser que le viol est un épiphénomène dans le cadre d’un conflit. 

Nous avons créé BackUp, un outil qui permet aux victimes de s’identifier, de sauvegarder les éléments de preuves, de porter leur parole et de coordonner leurs besoins en assistance. Je crois profondément que l’innovation technologique peut contribuer grandement à lutter contre les violences en conflits et crises.

On constate également aujourd’hui, notamment avec les conflits actuels, une guerre de l’information et un niveau de désinformation toxique, alors que le besoin d’objectivité et d’indépendance sont essentiels pour faire en sorte que les faits ne soient pas remis en question. Il existe beaucoup d’associations militantes et de personnes engagées, mais c’est un travail d’expertise et donc des ressources pour pouvoir le faire, qui sont cruciales encore plus aujourd’hui pour répondre à cette désinformation massive.

Quels sont les derniers développements de l’ONG ? 

Il est indispensable de croire les victimes mais il reste des sujets majeurs à prendre en compte pour recueillir la parole et la responsabilité des institutions. 

Je vous parlais du développement de Back Up, qui est en train d’être déployé au nord-est Nigéria avec le soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères français ; il manquait un outil simple, accessible, discret, sécurisé, sans intermédiaire, et disponible en ligne depuis un ordinateur ou un téléphone pour recueillir la parole des victimes de violences sexuelles dans les conflits et des faisceaux d’indices. Il y a encore trop peu de financements pour la justice et la question primordiale de la préservation des éléments de preuve. Il faut financer ces aspects. 

Concrètement, Back up est un questionnaire en ligne développé sur une base judiciaire qui aide la personne à récolter les éléments dont on a besoin afin de documenter et possiblement conduire des procédures judiciaires. Une fois les réponses du questionnaire envoyées, il ne reste aucune trace sur le support utilisé, tout est stocké sur un cloud sécurisé. Les médecins et les associations peuvent également déclarer la victime en étant avec elle.

La partie la plus importante est celle que le public ne voit pas, c’est-à-dire le BackOffice qui est un outil d’analyse criminelle qui a été développé sur-mesure durant plusieurs années, qui reçoit tous ces éléments et qui conduit une analyse et accélère le processus grâce à l’intelligence artificielle à l’image de ce que font les analystes. Elle cherche également dans les sources ouvertes des éléments qui viendraient corroborer les témoignages des victimes. Par exemple, si dans un récit il est mentionné la météo le jour des violences commises, il est facilement possible de le vérifier.

En étant consciente de la difficulté de la justice et que la justice n’est pas la réponse à tout, cet outil est encore plus précieux. Il faut bien comprendre que l’appréhension de la justice n’est pas la même partout dans le monde. On sait qu’il n’y aura pas de justice pour tous les conflits : prenons l’exemple de la Syrie. Je pense aussi qu’on a aussi trop accentué le lieu commun que la justice puisse être la seule réponse et la seule voie de réparation. 

Ces éléments de preuves sont aussi importants pour la victime elle-même afin qu’elle prenne conscience de la violence : il y a un travail énorme à faire car pour beaucoup d’entre-elles, ces actes sont leur normalité.

Diriez-vous que les femmes sont un instrument de guerre ou plutôt des victimes collatérales dans les conflits ? 

C’est intéressant comme question, mais il est très difficile d’y répondre faute de données ou d’études sur le sujet. Je plaide régulièrement pour qu’on nous nous finance la conduite de la première étude mondiale sur les violences sexuelles liées aux conflits ou aux crises. 

Je suis par exemple dans l’incapacité de donner des chiffres sur l’ampleur du viol de guerre dans le monde : il n’y a, à ce jour, aucun chiffre fiable. Cette étude nous permettrait aussi de savoir qui viole et quel est le modus operandi. Ce qui est urgent de comprendre pour mieux répondre. 

Ce que j’ai constaté dans toutes les formes de conflits et de crises c’est que les violences sexuelles sont quasi systématiques. Je ne pense pas que cela soit quelque chose de nouveau. Il n’y avait simplement pas auparavant de documentation et l’absence de prise conscience que cela était un problème.

Depuis 15 ans, on peut aussi constater que la violence sexuelle a été utilisée et s’est presque institutionnalisée notamment par des groupes non étatiques ou terroristes. L’exemple de DAESH sur le sujet est très intéressant, car les femmes sont particulièrement visées. Le groupe terroriste a institutionnalisé l’esclavage sexuel des femmes à l’aide de manuels qui ont été rédigé. On est en train d’enquêter sur certaines factions actives de ce groupe en Israël, car il existe des faisceaux d’indices dans ce qui s’est passé le 7 octobre 2023 à l’encontre des femmes et des filles qui iraient dans le même sens. 

De manière générale, c’est rare de prouver que les violences sexuelles dans le cas d’un conflit aient été ordonnées explicitement. Cela a tout de même été le cas au Rwanda, en Bosnie ou encore en Libye notamment. Je dirais cependant que les violences sexuelles sont quasiment toujours intégrées dans les stratégies de combats et de violences. Il ne faut pas oublier que les violences sexuelles incluent aussi des mutilations et selon moi, englobent aussi les persécutions contre le groupe social des femmes et des filles en raison de leur sexe en Iran ou en Afghanistan. 

Cela ramène à la question de la perception de la femme dans la société, de son corps, de sa tenue, d’où elle va, de ce qu’elle fait. Il est évident que les femmes ont été depuis longtemps les dommages collatéraux des guerres et il y a un besoin impératif de comprendre ce phénomène comme en République Démocratique du Congo. Sans comprendre, il est compliqué de trouver des solutions. 

Quels sont les enjeux actuels pour la France ? Comment la France s’engage-t-elle ? 

La France organise pour la première fois, en parallèle de la Commission sur le statut des femmes (CSW) à l’ONU, un évènement sur les violences sexuelles dans les conflits. Cela est inédit et nous sommes très fières de porter cela avec la France et la Ministre Mme Aurore Bergé et le MEAE.

Les deux récents conflits d’ampleur et asymétriques entre la Russie et l’Ukraine et le conflit israélo-palestinien amènent cette question des violences sexuelles dans les conflits sur le devant de la scène occidentale. Nous constatons un regain d’intérêt pour ces sujets mais on reste dans un exercice de communication. 

La tenue de cet évènement parallèle repose justement sur une approche différente : il ne s’agit pas de faire un autre panel mais de se poser les questions suivantes : où en est-on aujourd’hui ? Qu’est ce qui a été fait, qu’est ce qui a fonctionné et qui n’a pas fonctionné ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Le panel sera très hétéroclite et nous innovons avec la présence du Women Global Forum, car le secteur privé a un rôle essentiel à jouer en sus de celui de l’ONU, du judiciaire, des États, des survivantes, des associations, de la société civile. On parle beaucoup d’une approche centrée sur les victimes mais cela ne peut pas être que leurs témoignages, mais aussi ce qu’elles ont à dire et des réponses concrètes que l’on va leur donner. 

Céline Bardet – Crédits photos : David Balicki

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *