Gabrielle Durana : « l’immense majorité des enfants français vivant à l’étranger n’a pas accès à un lycée français ».

Gabrielle Durana est née en Argentine. Fille de réfugiés politiques, elle grandit en France, où elle réalise des études brillantes. Normalienne, agrégée d’économie, Gabrielle s’investit dans l’éducation nationale française avant de s’installer en 2004 à San Francisco. Elle y fonde l’association Education Française Bay Area (EFBA), s’inspirant du mouvement Education en Français à New York (EFNY). Labellisée « FLAM », l’EFBA permet aujourd’hui à des centaines d’enfants d’apprendre la langue française et les cultures francophones, dans un système s’ajoutant aux heures de cours qu’ils reçoivent dans les écoles de Californie. 

Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont poussé à créer l’EFBA et la façon dont vous avez conçu le projet ? 

J’ai grandi dans une famille très militante où beaucoup de causes me touchaient et me révoltaient : la lutte contre le racisme, l’Apartheid, la faim dans le monde, les droits des lycéens, l’égalité des chances à l’école. Quand en 2008, j’ai rencontré Christophe Monier le trésorier d’EFNY, j’habitais à San Francisco depuis déjà plusieurs années. Lors de notre échange, j’ai réalisé avec consternation et tristesse que l’immense majorité des enfants français vivant à l’étranger n’a pas accès à un lycée français ! Parce que ces établissements sont beaucoup trop chers et qu’on ne peut de toute façon pas les multiplier à l’infini.

La solution proposée par EFNY consistait à adosser des programmes après l’école en français aux écoles de la ville de New York et à organiser les familles pour lancer des classes bilingues dans le public. J’ai été enthousiasmée par leur modèle et j’ai voulu faire la même chose dans la Baie de San Francisco. Je ne me suis pas exactement rendu compte que ce projet allait devenir ma vie et que quinze ans plus tard j’y consacrerais la plupart de mes heures éveillées mais je ne le regrette pas !

Si j’avais attendu le changement de politique publique que j’appelais de mes vœux pour démocratiser l’accès à une éducation bilingue, les enfants n’auraient toujours pas d’école. La politique n’est pas un sport de spectateurs. Elle ne devrait pas non plus être un sport de beaux parleurs, la veille des élections. Concrétiser l’impatience est la meilleure manière d’avancer ! Pouvoir apporter une réponse concrète a été ma manière de ne pas me résigner et de corriger une injustice : une école internationale c’est sensationnel quand on est enfant d’immigré. Mais que faire si on n’y a pas accès ? A défaut d’une école internationale à temps plein, je voudrais que tous les enfants aient accès à un « second best« , une excellente école… à temps partiel ! Dans un monde globalisé, grandir monolingue c’est partir handicapé. 

Comment s’organise concrètement la semaine type d’un petit francophone souhaitant suivre les cours de l’EFBA ? Tous les âges peuvent-ils suivre vos formations et à quel prix ?

Les cours ont lieu deux fois par semaine. Les écoles partenaires doivent accepter des enfants d’autres écoles. Nous avons deux filières, une Français Langue Maternelle (FLAM) où nous travaillons plus l’écrit et la culture générale et une autre, Francais Langue Seconde (FLS), où nous utilisons la didactique du Français Langue Etrangère (FLE), même si souvent les enfants sont français, issus de couples mixtes.

Nous avons recours à une pédagogie ludique et nous travaillons par projet. Les cours sont en présentiel jusqu’à la fin du primaire. En collège et lycée, nous les avons gardés en ligne après la fin de la pandémie parce qu’en fait « en abolissant la géographie » et avec une bonne maîtrise des bons outils d’Ed-tech, on peut proposer de meilleurs cours adaptés aux adolescents. Nous préparons le DELF du niveau A1 jusqu’au B2. Notre solution concrète ne remplace pas un lycée français à 40.000$ par an mais pour un douzième du prix, nous créons un autre chemin vers des études supérieures en Europe et nous contribuons à préserver les relations familiales en enseignant et en faisant aimer la langue des grands-parents et des cousins. 

La pandémie mondiale a eu des conséquences considérables sur la communauté française de San Francisco. Comment avez-vous géré cette crise et où en êtes-vous aujourd’hui ? 

La pandémie a bouleversé la vie et l’organisation de l’association. Elle nous a fait bondir de vingt dans l’usage de la technologie pour enseigner. Beaucoup de gens sont partis de la Baie de San Francisco. Nous allons mettre cinq ans à reconstruire, mais dans une région qui vit sur deux failles sismiques, nous sommes déterminés à reconstruire en mieux. 

Comment les autorités françaises – consulat, agences culturelles et éducatives de la France à l’étranger, lycée français – vous soutiennent-elles ? 

Les relations n’ont pas toujours été faciles. Beaucoup craignaient notre apparition et nous accusaient de vouloir mettre à mort les lycées français. C’est bien sûr ridicule. Notre mission, c’est d’éduquer les enfants et de recréer une chance pour ceux qui n’ont pas le privilège de fréquenter un lycée français. Heureusement, il y a déjà presque dix ans, l’arrivée d’une consule a permis de calmer les choses : tout le monde a sa place dans le paysage de l’enseignement français.

Une école internationale ne « rétrécit pas au lavage » pour entrer en 5 heures d’enseignement hebdomadaire. Nous aimerions recevoir plus de soutien financier de la part des autorités françaises, notamment un programme de bourses scolaires ou pour continuer à développer la collection Virgule, des manuels scolaires FLAM gratuits et téléchargeables en ligne. Cela permettrait aussi d’abaisser nos frais d’inscription et de proposer des cours de maths et d’histoire géographie.

Mais sauf à changer de politique publique cela n’arrivera pas. L’AEFE marche sur un fil quand il s’agit des programmes FLAM. Ils nous « inondent » d’abonnements en ligne parce que cela ne coûte pas cher et donne l’impression de faire quelque chose. Je ne veux pas paraître négative mais c’est comme si à quelqu’un qui a faim, les Restos du Coeur proposaient des vitamines. Nous sommes donc pragmatiques et débrouillards : nous nous sommes adaptés et travaillons d’un peu plus loin, en bonne intelligence avec les différents acteurs. Les associations FLAM s’entraident, c’est indispensable ! 

Si vous étiez ministre de l’Education nationale en France (et si vous aviez une baguette magique) quelles politiques publiques tenteriez-vous d’impulser pour l’éducation française à l’étranger ? 

Je respecte et soutiens le principe d’un soft power de la France via ses lycées français dans le monde. C’est de bonne guerre. Les autres pays le font, pourquoi pas nous ? Pour moi, le bât blesse dans l’allocation des moyens sous contrainte budgétaire. En effet, je distinguerais entre les pays de l’OCDE pour lesquels dépenser de l’argent à entretenir des lycées français « avec des bâtiments et dans toutes les matières », alors qu’il existe une excellente offre scolaire locale ne fait pas sens. Le cas est encore plus absurde quand il s’agit de pays francophones. Pourquoi avoir des lycées français en Belgique ou en Suisse ? L’enseignement belge ou canadien n’est-il pas assez bien pour les enfants français ? Les indicateurs PISA disent pourtant que les Suisses et les Canadiens apprennent mieux dans leur système scolaire que les petits Français. Pour tous ces pays, on devrait avoir un lycée français dans la capitale pour les enfants de diplomates et de cadres internationaux, financés par les entreprises mais le reste des moyens publics devrait être redéployé.

Avec les sommes recouvrées, nous pourrions soutenir des programmes en français dans les systèmes locaux de types classes bilingues dans le public et programmes FLAM. Voilà pour les pays de l’OCDE ! Ensuite, en accord avec les priorités stratégiques de la France dans le monde définies par le ou la Président.e de la République et le ou la ministre des affaires étrangères et européennes, nous devrions pouvoir concentrer nos moyens financiers dans les zones où nous voulons être présents pour des raisons géopolitiques. Par exemple garder un lycée français à Téhéran ou à Kiev envoie un signal fort dans le pays et dans le monde.

Enfin, il reste le cas des pays francophones ex-colonies dans lesquels l’offre locale n’est pas toujours de bonne qualité, il faudrait travailler avec les autorités locales pour établir des partenariats privé-public qui ne soient pas néocoloniaux et qui permettent d’enseigner le français aux familles intéressées. Je sais que ce programme ne tient pas compte des enseignants qui ont fait leur vie aux Canaries ou à Bangkok, ni des transitions requises (Comment vendre les bâtiments et accompagner les carrières ?), ni de l’historique mais vous m’aviez dit que j’avais une baguette magique.

Est-ce que je peux aussi l’utiliser pour changer quelque chose en France ? Je voudrais que tous les enfants qui grandissent en France au XXIème siècle aient accès à des filières bilingues dans le public, de la maternelle au lycée. J’ai bien conscience qu’il faudrait structurer l’offre d’une manière qui favorise le multilinguisme et pas juste l’invasion de l’anglais. Cela demanderait de faire entrer les familles immigrées comme partenaires de l’école ; une petite révolution ! 

Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Est-ce que je peux garder la baguette magique ? Je voudrais me pencher sur d’autres berceaux ! 

Pour en savoir plus sur les méthodes pédagogiques de l’EFBA, consultez le portrait consacré à Gabrielle par Cahiers pédagogiques.

Gabrielle Durana © photo Hélène Labriet-Gross

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