Thaïlande : bientôt la fin d’une décennie de dictature ?

Dimanche 14 mai, les deux principaux partis d’opposition pro-démocratie en Thaïlande ont infligé une sévère défaite au gouvernement sortant, soutenu par l’armée, lors des élections législatives. Le chef de l’opposition Pita Limjaroenrat doit désormais constituer une coalition suffisante pour lui permettre de former un gouvernement. Le point avec Renaud Cazillac, directeur du magazine Gavroche Thaïlande.  

Pouvez-vous vous présenter ?  

Agé de 53 ans, je suis un entrepreneur français en Thaïlande. Je dirige trois sociétés dans les industries du sport, de l’hôtellerie / restauration et des médias avec Gavroche Thaïlande. J’ai un total cumulé de plus de 200 salariés entre Pattaya et Bangkok.  

Gavroche Thaïlande est une plateforme d’information en ligne, née en 1994, qui traite principalement de l’actualité de la Thaïlande et de l’Asie du Sud-Est. Notre force est de disposer de conseillers éditoriaux reconnus, comme le journaliste franco-suisse Richard Werly, et de chroniqueurs fin connaisseurs de cette région décisive pour l’influence de la France. 

Dans quel climat politique et social se sont déroulées ces élections ?  

Il faut d’abord souligner que les élections se sont déroulées librement, dans le calme, sans incident majeur et que le débat politique en Thaïlande ces derniers mois a été démocratique. Les résultats ont été communiqués en temps réel sur le site de la commission électorale au fur et à mesure des dépouillements. Les autorités avaient pris toutefois des mesures interdisant la vente d’alcool et mis en place un centre de sécurité dédié au bon déroulement des élections.   

Quelles étaient les forces en présence et sur quels thèmes ont-elles fait campagne ?  

Soixante-sept partis se disputaient les 500 sièges, à raison de 400 députés de circonscription et 100 députés de liste de parti, lors du scrutin du 14 mai. L’élection était un bras de fer entre les partis soutenus par l’establishment et l’armée – tels que la Nation thaïe unie (UTN) du Premier ministre intérimaire Prayut Chan-o-cha ou le Palang Prachara dirigé par le vice premier ministre intérimaire Prawit Wongsuwon – et un mouvement d’opposition mené principalement par deux partis : Move Forward et Pheu Thai.  

Le vainqueur, le mouvement Move Forward, a un positionnement radicalement antimilitaire ; son programme est progressiste sur les questions de société – égalité femme-homme, gestion du handicap etc. Son style se situe en rupture avec une certaine vision traditionaliste de la politique thaïlandaise.   

Un mot sur le taux de participation record ? 

Le président de la Commission électorale thaïlandaise, Ittiporn Boonpracong, a confirmé lundi 15 mai un taux de participation record de 75,71%, dépassant les 75,03% de 2011. Les citoyens thaïlandais ont exprimé leur attachement aux valeurs démocratiques et ce taux reflète le succès de la société thaïlandaise dans la transition pacifique vers un système parlementaire démocratique.   

Les responsables du coup d’état militaire de 2014 ont mis en place un système qui rend difficile toute prise de pouvoir par le suffrage universel direct…

Le 22 mai 2014, le général Prayut Chan-ocha, commandant-en-chef des armées, chassait le gouvernement de Yingluck Shinawatra par un coup d’État, mettant fin à la domination du clan Thaksin sur la politique thaïlandaise. En avril 2017, la nouvelle constitution rédigée sous la direction des militaires a donné au Sénat les moyens de participer, conjointement avec la Chambre basse, au choix d’un Premier ministre.  

250  sénateurs ont été choisis par l’establishment au pouvoir, à l’exception des six membres nommés de droit, à savoir : les chefs des trois armées, le chef de la police, le secrétaire permanent du ministère de la défense et le commandant suprême de l’armée. Ces 250 sénateurs participeront avec les 500 parlementaires élus au choix du Premier ministre. 

En résumé, l’ensemble du cadre constitutionnel, légal et administratif impose le soutien de 376 parlementaires pour pouvoir gouverner. Il est important de noter que tous les observateurs de la politique thaïlandaise s’attendent à ce que les militaires tentent de préserver leur influence sur le pouvoir. 

Il faut donc 376 députés (75% de la chambre basse) pour pouvoir espérer former un gouvernement. Au lendemain de l’élection, les deux principales forces de l’opposition ont annoncé une alliance pro-démocratie de plusieurs partis. Qu’en-est-il ?  

Pita Limjaroenrat a besoin de 376 parlementaires en séance commune pour voter en sa faveur et devenir premier ministre. Le parti Move Forward a remporté le plus grand nombre de sièges parlementaires lors des dernières élections générales, ce qui lui permet de diriger une coalition de gouvernement.  

Cette coalition de huit partis et de 313 députés a d’ailleurs déjà pris l’initiative de former un programme gouvernemental. Certains membres du Sénat, nommés par l’armée, ont juré de ne pas voter pour lui, en raison de sa position à l’égard de la monarchie. Cependant une commission sénatoriale a mis en place un groupe de travail chargé d’étudier les questions controversées liées au leader de Move Forward et premier ministre potentiel, notamment sa position concernant une réforme de la loi de lèse-majesté.  

Le progrès notable est que cette question est désormais ouvertement évoquée en Thaïlande. C’est une réelle avancée démocratique. Dans une région dominée par les régimes autoritaires, la Thaïlande demeure une démocratie « à demi cuite », sous surveillance, mais dont la vitalité est réelle.

Le leader de Move Forward estime que sa coalition obtiendra le soutien nécessaire de 64 sénateurs pour lui donner la majorité dont il a besoin. Il est évidemment possible que le leader du parti rencontre des difficultés pour accéder à la tête du gouvernement. Mais sa légitimité politique est solide. Les militaires ne peuvent pas le balayer sans tenir compte des résultats des urnes.   

Comment se déroulent les tractations pour la formation d’un nouveau gouvernement ? Quand ce gouvernement devrait-il être nommé selon vous ?

Le lundi 22 mai, au Conrad Hotel à Bangkok, la coalition de huit partis, dirigée par le parti Move Forward, a signé un protocole d’accord de 23 points pour gouverner ensemble. Le moment de l’annonce n’a pas été choisi au hasard et correspond à la date anniversaire du coup d’État militaire de 2014.  

Le prochain gouvernement sera nommé après la vérification par la Commission électorale des résultats dans les deux mois qui suivent l’élection. Ensuite, la Chambre sera convoquée en session, le président du Parlement sera élu et une séance commune avec le Sénat sera organisée pour élire le nouveau premier ministre.   

En novembre 2019, l’élection du jeune leadeur du parti Future Forward, Thanathorn Juangroongruangkit, avait été invalidée par la commission électorale. Y-a-t-il un risque que Pita Limjaroenrat, le leadeur de Move Forward, subisse le même sort ?  

Pita Limjaroenrat, 42 ans, leader du parti progressiste Move Forward dont la victoire électorale a stupéfié l’establishment thaïlandais soutenu par l’armée, a dû faire face à de nombreuses plaintes de la part de ses rivaux. Trois ont été rejetées par l’organisme électoral pour cause de soumission tardive, tandis que quatre autres contre le parti ont été rejetées.  

La commission n’en cherche pas moins à savoir s’il était inapte à s’inscrire comme candidat parlementaire en raison de ses actions dans une société de médias, ce qui est interdit par les règles électorales. Le jeune leadeur a minimisé l’importance de cette question, arguant que les actions de l’entreprise, iTV, ont depuis été transférées et que l’entreprise n’était pas un organe de presse actif. Il risque la disqualification, jusqu’à 10 ans de prison et 20 ans d’interdiction de faire de la politique s’il est reconnu coupable d’infraction.  

En Thaïlande, chacun sait que les commissaires aux élections peuvent jouer le rôle d’arbitre en cas de litige et les neuf membres de la Cour constitutionnelle, qui peuvent statuer sur les dissolutions de partis, ont été nommés soigneusement par les opposants Prayut Chan-o-cha et Prawit Wongsuwon, deux piliers du gouvernement depuis le coup d’État de 2014. Tous les moyens judiciaires peuvent être activés pour contrôler la victoire de Move Forward et de Pita. 

Renaud Cazillac, directeur du magazine Gavroche Thaïlande

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