Sentinelles et Référents : lutte et prévention contre les phénomènes de bouc émissaire à l’école

Dans le rapport de la mission d’information du Sénat sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement présenté en Septembre 2021, on estime que 6 à 10% des élèves scolarisés en France sont victimes de harcèlement à l’école. Le nombre d’élèves victimes de cyberharcèlement a quant à lui été multiplié par deux en 5 ans : 25% des collégiens et 14% des lycéens déclarent avoir été victime au moins une fois d’une attaque sur internet.

L’équipe de l’ASFE s’est entretenue avec Eric Verdier, psychologue communautaire et fondateur du dispositif « Sentinelles et Référents » qui lutte dans les établissements scolaires contre les phénomènes de bouc émissaire et de harcèlements depuis plus de 10 ans.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis psychologue communautaire, (co)auteur de plusieurs ouvrages depuis 2003 (Violence et justice restaurative à l’école, publié aux éditions Dunod, est le dernier, codirigé avec Max Tchung-Ming, principal de collège), et je dirige depuis fin 2016 le pôle « Discriminations, Violence et Santé » à l’association SEDAP (Société d’Entraide et D’Action Psychologique).

En quoi consiste le programme Sentinelles et Référents ? 

J’ai créé le dispositif Sentinelles et Référents® au début des années 2010, au sein de la Ligue Française pour la Santé Mentale, dans l’objectif d’associer jeunes et adultes dans une même dynamique de prévention et de lutte contre les phénomènes de bouc émissaire, et donc de bénéficier d’une même formation pendant 4 jours (le temps de constituer une véritable communauté humaine, dépassant les clivages entre jeunes et adultes, mais aussi entre adultes). 

Comment est née l’idée de ce programme en France ? 

Le point de départ a été une recherche-action que j’ai menée de 2003 à 2006 à la Ligue des droits de l’Homme, grâce à un financement du ministère de la santé, et suite à la parution de mon premier ouvrage co-écrit avec le sociologue Jean-Marie Firdion (Homosexualités et suicide, paru chez H&O). Il s’agissait de mieux comprendre la vulnérabilité suicidaire, addictive et sexuelle chez des jeunes discriminés ou qui craignaient de l’être, et d’identifier les facteurs de protection ad hoc à mobiliser. C’est ainsi que le phénomène de bouc émissaire nous est apparu comme le creuset de cette recherche de terrain, bien avant que nous travaillions avec le ministère de l’éducation nationale sur le harcèlement.

Ce programme a pour objectif de susciter, ou de renforcer dans certains cas, une philosophie plus qu’une méthodologie. Lorsqu’on parle de cette dimension communautaire en France, on associe malheureusement trop souvent ce terme à son contraire, le communautarisme. Mais ce dernier rime avec homogénéité et normes excluantes, alors qu’une communauté humaine est riche de son hétérogénéité, s’appuie sur des valeurs plus que des normes, et inclue toute singularité. Le dispositif Sentinelles et Référents® doit donc s’attaquer aux causes du harcèlement, à tout ce qui empêche le milieu scolaire de promouvoir un environnement communautaire. Au fil des années, j’ai identifié 6 racines principales du harcèlement, et inscrit 6 grands principes communautaires au cœur de ce dispositif :

Piliers de notre approche Le harcèlement se nourrit … 
Associer tout adulte de l’établissement, quel que soit son rôle, sa fonction. … du manque de communication entre eux. 
Former simultanément les jeunes, les parents et les professionnels. … de l’absence de confiance entre eux. 
Prioriser la dimension humaine et l’expression des ressentis. … de la focalisation sur les savoirs et les fonctions. 
Autoriser le partage de l’intimité en sécurité … de la peur de révéler qui on est. 
Permettre à chaque personne d’être sur un pied d’égalité. … de la verticalité et des rapports de domination. 
Réparer entre victimes, auteurs et témoins, via des commissions de justice restaurative. … des rumeurs et des blessures enkystées. 

Car s’il est nécessaire de réfléchir aux effets du harcèlement et à sa sanction, je me suis aussi intéressé depuis l’origine de ce dispositif aux causes et à la réparation : ce qui a été blessé par un groupe doit être réparé par une communauté ; ou autrement dit : la prise en charge individuelle peut être nécessaire, mais ne suffit pas quand il s’agit d’une cause groupale.

Pourquoi choisir le milieu scolaire pour déployer ce dispositif ?

Deux décennies de travail sur le terrain auprès de jeunes confrontés à un phénomène de bouc émissaire (celles et ceux qui sont mis à l’écart bien avant de devenir harcelés ou harceleurs), m’ont convaincu que le harcèlement n’est que la conséquence tardive d’une responsabilité collective : celle de normes gravement dysfonctionnantes, que nous générons en tant qu’institutions et adultes qui les incarnons, dont les enfants et les jeunes sont les premières victimes.

Bien que le dispositif ait aussi été expérimenté par la suite avec succès dans d’autres environnements comme le milieu pénitentiaire, c’est en milieu scolaire que la plupart des jeunes rencontrés lors de la première recherche-action ont décrit des phénomènes de mise à l’écart et d’isolement, associés le plus souvent à des expériences de honte et d’humiliation. Par ailleurs, ayant été invité par le cabinet du ministre Luc Chatel à participer à l’animation des premières assises sur le harcèlement à l’école en mai 2011, je me suis dit que la France était prête à rattraper le retard par rapport à d’autres pays d’Europe, et qu’il fallait aller plus loin dans la dimension communautaire (je me suis notamment inspiré d’initiatives québécoises), à condition que le programme soit inscrit dans le projet d’établissement.

Comment la formation est-elle effectuée dans les établissements ? 

Ce dispositif est nécessairement articulé autour de 2 parties complémentaires et indissociables, sans lesquelles l’établissement scolaire ne peut pas s’approprier véritablement la démarche dans la durée.

La première partie, intitulée Sentinelles et Référents®, dure 4 jours et permet à 10 jeunes Sentinelles et 6 adultes Référents d’être formés simultanément, afin de constituer une communauté humaine, dans un climat de confiance, favorisant le courage d’être soi-même. Chaque journée correspond schématiquement à l’atteinte d’un objectif, individuellement et collectivement, et à une définition in fine de responsabilités différentes pour les Sentinelles et les Référents. Ils sont symbolisés par l’acronyme R.I.R.E. (cf schéma ci-dessous, élaboré par 2 Référents de Nantes, Philippe Salson et Pablo Felez) :

  1. Repérer les phénomènes de bouc émissaires (celles et ceux qui sont isolés, mis à l’écart, pas invités,…) les jeunes concernés étant souvent des pré-harcelés ou des pré-harceleurs.
  2. Intervenir de 2 façons différentes auprès des victimes et des témoins, mais pas en direction des auteurs qu’on va apprendre à ignorer.
  3. Référer vers les adultes Référents, en donnant le choix au jeune concerné, de l’adulte à qui il souhaite se confier.
  4. Et après que fait-on concrètement pour implanter le dispositif dans l’établissement, et pour accompagner les victimes, les témoins et les auteurs le cas échéant (ce qui sera la responsabilité des adultes).

La seconde partie, nommée Ressources et Accompagnement, se déroule en 2 modules de 3 jours. Il s’agit de former des Référents Facilitateurs, c’est-à-dire des adultes Référents ayant suivi la première étape de 4 jours, et souhaitant pouvoir former à leur tour des Sentinelles et des Référents dans leurs établissements respectifs, afin d’étendre l’impact du programme et de le pérenniser. Ils sont issus de plusieurs établissements sur un même territoire, ou d’un même établissement suite à 2 ou 3 formations (par exemple 1 en école primaire, 1 en collège et/ou 1 en lycée). Les objectifs sont les suivants :

  1. S’approprier la démarche, l’éthique, les contenus et les outils pour pouvoir animer une formation Sentinelles et Référents® dans son établissement.
  2. Partager sur des situations problèmes rencontrées, et renforcer une dynamique de réseau.
  3. Approfondir le thème du suicide, mais aussi les questions de sexe, de genre et de sexualité, qui sont en lien avec les phénomènes de bouc émissaire.
  4. Renforcer la mise en place concrète du dispositif, et l’accompagnement respectif des victimes, des auteurs, et des témoins (via la justice restaurative et l’animation d’espaces de parole).

Dans quels établissements sont actuellement déployés ce programme ? 

Depuis 2010, nous avons pu le déployer dans plus de 400 écoles primaires, collèges et lycées, sur une douzaine d’académies : Rectorats de Lyon, Grenoble, Clermont-Ferrand, Montpellier, Toulouse, Créteil, Versailles, Bordeaux, Limoges, Poitiers, La Réunion, Nantes. Nous avons pu aussi l’implanter dans les lycées agricoles de PACA grâce à un financement de la Fondation de France. Il est également en phase d’expérimentation pilote dans 2 universités : l’université de Corse à Corte, et la fac de médecine/IFMK/IFSI à Saint-Etienne.

Quel bilan peut-on dresser dans les établissements où la formation a été faite ? 

Les principaux retours sont liés à l’amélioration du climat scolaire, au bien-être dont des jeunes et des adultes témoignent, à la remontée des inscriptions quand précédemment ils étaient en chute, mais aussi à moins de conseils de discipline.

Dans la dernière évaluation dont le dispositif a pu bénéficier par l’ORS d’Auvergne-Rhône-Alpes, il est mentionné que « la plupart des personnes interviewées, professionnels et élèves, exprimaient un fort enthousiasme et implication », avec « de nombreuses activités développées dans les établissements évalués, aussi bien sur le repérage des situations de harcèlement que sur la réalisation d’actions de prévention, de communication en lien avec le programme ». Cette implication reste stable dans le temps puisque très peu d’établissements se sont désengagés au fil des années.

Selon ce rapport :

Les Sentinelles interviewées exprimaient toutes la fierté d’être Sentinelles, le sentiment d’être reconnus (« On nous fait confiance« ), d’avoir acquis des compétences qui leur seraient utiles toute leur vie, particulièrement sur les thématiques en lien avec les phénomènes de discrimination, d’exclusion, avoir appris des choses et renforcé des compétences comme la négociation, l’argumentation, la participation à des projets, des groupes de travail (ce qui laisse penser que les élèves Sentinelles ont largement amélioré leurs compétences psycho-sociales). Enfin, la reconnaissance des autres élèves, des pairs, qui a renforcé aussi leur estime d’eux-mêmes.

Pour les Référents : 

  • Les CPE se sentent moins seuls à gérer les problèmes de harcèlement et de discriminations, une communauté a été créée qui reste vigilante sur cette thématique. Beaucoup d’élèves n’hésitent plus à parler à des professionnels, notamment avec la CPE qui n’est plus vue comme « celle qui donne les punitions« .
  • Les professeurs mentionnent qu’ils se sentent mieux outillés pour repérer et traiter les situations de harcèlement. Certains professeurs ont même intégré cette thématique à leur cours. La formation semble apporter aux professeurs des bénéfices sur d’autres thématiques que le harcèlement (sur la manière de dialoguer avec les élèves, individuellement ou en groupe). Beaucoup estiment que cette formation devrait faire partie de la formation initiale des professeurs et que tous les professionnels des établissements devraient pouvoir y participer.

Pour les parents d’élèves, les partenaires extérieurs :

  • Selon certains parents d’élèves interviewés, le dispositif pourrait « rassurer les parents« . Il a ainsi pu arriver ponctuellement qu’un parent dise à son enfant « va voir un sentinelle« . Dans un établissement où le dispositif a été mis en veille, des parents d’élèves ont écrit à la direction pour réclamer sa remise en place. 
  • Le programme donne des outils aux partenaires externes et facilite leur articulation avec l’établissement scolaire et certains élèves s’adresseront plus facilement à eux.

Sur le climat scolaire, la majorité note que le système de veille dans les établissements est renforcé et étendu et les Sentinelles repèrent mieux et davantage de situations à risque. Le dispositif améliore le sentiment de sécurité et la communication dans l’établissement. De nombreuses situations d’isolement ou de phénomènes de harcèlement ont pu être traitées grâce au repérage des Sentinelles alors qu’elles auraient échappé totalement aux adultes sans ce dispositif, et se seraient alors aggravées.

Sur le reste de la communauté scolaire, certains trouvent que le déploiement de cette action a amélioré l’image et la réputation de l’établissement, dans le quartier ou la commune. Certains, plus modérés, considèrent que « ça ne résout pas tout mais que cela permet de libérer la parole, de créer une communauté vigilante et bienveillante sur le sujet« .

Avez-vous autre chose à rajouter ? 

Je souhaite apporter 2 précisions d’importance à mon sens : la complémentarité avec le programme pHARe, notre dispositif incarnant les 8 piliers fondamentaux sur lesquels il est fondé, et le renforcement des 10 Compétences Psycho-Sociales (CPS), définies par Santé Publique France comme « la capacité d’une personne à faire face aux exigences et aux défis de la vie quotidienne » et étant « de nature sociale, émotionnelle ou cognitive ». Comme démontré par de nombreuses études, le renforcement des compétences psycho-sociales, vient limiter les risques de mal être et de conduites addictives chez les jeunes.

3 commentaires

  1. Bonjour,
    Référente Parcours Pour la Réussite dans un établissement scolaire privé en Sarthe, je souhaiterai mettre en place ce dispositif, être formée et proposer une formation aux élèves sentinelles volontaires. Est ce qu’il est prévu une formation en Sarthe ou les départements limitrophes dans les mois à venir ?
    Bien cordialement,
    Priscillia RINNAERT
    Référente Parcours Pour la Réussite
    Lycée Le Tertre Notre Dame

  2. Bonjour,
    Je suis étudiante en Master MEEF à l’INSPE d’Aix-Marseille et avec d’autres étudiantes en MEEF PE (Premier degré), nous souhaiterions savoir si le dispositif Sentinelles et Référents peut être mis en place dans des écoles primaires, et si oui, avec quel niveau. En termes de lutte et de prévention contre le harcèlement scolaire il nous semble en effet opportun de préparer les élèves dès l’école primaire voire la maternelle à repérer des situations problématiques, à les formaliser et à pouvoir agir. Ils seront ainsi mieux préparés s’ils rencontrent ces situations, et pourront être moteurs par la suite.

    Merci d’avance de votre réponse!

    Bien cordialement,

    C. Martin
    Etudiante Master MEEF INSPE Aix-Marseille

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