Le 22 octobre dernier, le Tribunal constitutionnel polonais a décidé d’invalider un article autorisant l’IVG en cas de malformation grave du fœtus. À la suite de cette décision, de nombreuses contestations sociales ont émergé en Pologne. Notre équipe s’est entretenue avec Yann Gontard, représentant ASFE en Pologne, à ce sujet.
NDLR : Le gouvernement polonais a annoncé le 3 novembre retarder la mise en œuvre de la décision de justice controversée du Tribunal constitutionnel.
Quelle est la situation actuelle ?
Cette décision du Tribunal Constitutionnel semble avoir mis le feu aux poudres en Pologne. Jamais, depuis l’adhésion de la Pologne à l’Union Européenne, en 2004, autant de Polonais ne s’étaient mobilisés sur tout le territoire. Cela reflète un profond rejet de la majorité au pouvoir et de ses efforts insidieux, depuis des années, pour reprendre en main le pays (par l’éducation, la justice, les médias, etc…), sur un modèle opératoire clairement inspiré de la Hongrie de Viktor Orban.
Selon un sondage Kantar réalisé pour Gazeta Wyborcza, 22% des Polonais sont en faveur d’une libération complète du droit à l’avortement jusqu’à la 12ème semaine de grossesse ; 62% pensent qu’il devrait être autorisé à certaines conditions et seulement 11% sont pour le durcissement de la loi entériné par le Tribunal Constitutionnel.
Les manifestations de la semaine dernière ont donc rassemblé de nombreuses personnes n’étant pas, elles-mêmes, pour la pratique de l’avortement à n’importe quelles conditions mais refusant catégoriquement une ingérence de l’Etat et de l’Eglise dans leurs droits fondamentaux.
Quel est le rôle du Tribunal constitutionnel en Pologne ? Comment le Tribunal constitutionnel justifie-t-il sa décision ?
Dès son accession au pouvoir, en 2015, le Parti « Droit et Justice » (PiS) a d’abord œuvré à changer la Constitution, tout en acceptant, dans un premier temps, un compromis relatif à l’avortement, en quelque sorte, pour faire « passer la pilule »… Mais après avoir à nouveau gagné les élections présidentielles en juillet dernier, son leader, Jaroslaw Kaczynski, a dû considérer que le moment était venu de payer sa dette morale à l’Eglise catholique, à qui il doit en grande partie son accession au pouvoir.
Le Tribunal Constitutionnel a simplement aligné la législation au texte de la Constitution. Cela peut sembler cynique et efficace, mais, en l’occurrence, le parti au pouvoir n’avait pas prévu, surtout sur fond de situation épidémiologique, l’échelle de l’indignation générée par cette décision.
Comment a réagi la population polonaise, et plus particulièrement les femmes et les organisations féministes ?
Les femmes ont naturellement été outrées. Elles se sont senties trahies par leur propre pays. Mais, c’est important de le souligner, c’est une grande majorité des Polonaises et des Polonais qui refusent cette nouvelle atteinte à leurs libertés. S’ajoute à cela un rejet de l’Eglise, jadis très populaire en Pologne, où la fréquentation dominicale est en baisse constante depuis plusieurs années, mais que le parti au pouvoir soutient activement par des financements, considérés par de nombreux citoyens comme la preuve de cette fameuse dette morale envers le pouvoir ecclésiastique. S’ajoute en plus, une défiance croissante envers l’hypocrisie dont est accusée l’Eglise, qui a brillé par son silence, comme ailleurs, sur de nombreuses affaires de pédophilie, tout comme sur la situation de nombreux prêtres vivant de facto maritalement avec leur « femme de ménage ».
Quelles sont donc actuellement les conditions pour avorter en Pologne ? Durcir la loi sur l’IVG ne va-t-il pas entraîner une hausse des avortements pratiqués clandestinement en Pologne ou dans des cliniques étrangères ?
L’avortement est de facto devenu illégal même en cas de viol ou de malformation grave du fœtus. Ce type de législation a systématiquement entraîné la hausse des avortement clandestins (d’où la présence, sur de nombreuses affiches du cintre, utilisé, par le passé, par les femmes désespérées cherchant à avorter par elles-mêmes).
Jaroslaw Kaczynski et son parti le PiS – le parti conservateur au pouvoir – semblent être de plus en plus critiqués par une large partie de la population polonaise. Pourquoi ?
Ce qui intéressant, cette fois, c’est non seulement la levée de boucliers contre le PiS, mais surtout que de nombreux membres de son entourage aient pris officiellement distance de cette décision. Le Président de la République, tout d’abord, a présenté un projet de loi visant à un « nouveau compromis ». La Première Dame, ainsi que sa fille, ont, elles, aussi, pris leurs distances avec la décision du Tribunal Constitutionnel. Même le premier Ministre a suivi le mouvement et s’est déclaré « ouvert au dialogue ». Au sein de son parti, nombreux sont ceux qui considèrent que, cette fois, Kaczynski est allé « un pont trop loin ».
Avez-vous autre chose à ajouter ? Par exemple par rapport à la crise sanitaire.
Cette étincelle vient mettre leu feu aux poudres car, au ras-le-bol d’une grande partie de la population (urbaine surtout), s’ajoute la frustration de nombreuses catégories socio-professionnelle touchées par les mesures gouvernementales, mais aussi les personnes en chômage partiel (qui disposent de davantage de temps pour aller manifester que dans le passé). Les employé(e)s en télétravail, de même, ont plus de facilité à se joindre au mouvement de protestation et même les écoles ont prévenu les parents que certaines classes ne seraient pas maintenues du fait que de nombreux enseignants comptaient se rendre aux manifestations.
Il n’est pas impossible, par conséquent, que le Gouvernement, profitant de la situation sanitaire, décide de mettre en place des restrictions encore plus strictes, relatives aux déplacements, aux sorties et aux rassemblements des citoyens. Rappelons-nous néanmoins que lorsque les Polonais ont décidé, en leur cœur et âme, de lutter pour la liberté, même les restrictions du pouvoir communiste n’y avaient rien fait.