Le 29 octobre 2024, les provinces de Valence, d’Albacete et de Murcia en Espagne ont été frappées par des pluies torrentielles, provoquant des inondations dévastatrices et causant sur leur passage la mort d’au moins 217 personnes. Alors que les recherches de disparus se poursuivent toujours, la colère des habitants explose face au roi, Felipe VI, au premier ministre, Pedro Sánchez et au chef du gouvernement régional de la communauté, Carlos Manzon.
L’équipe de l’ASFE a eu l’occasion de s’entretenir avec Gilles Servanton, Conseiller des Français à l’étranger en Espagne pour la circonscription de Madrid et ancien directeur départemental des territoires et de la mer, afin de faire un tour d’horizon de la situation.
En quoi l’infrastructure urbaine actuelle des zones géographiques touchées, dont celle de Valence, pourrait-elle avoir exacerbé les effets des inondations, et quelles lacunes structurelles ces événements ont-ils révélées ?
On ne peut pas parler du risque d’inondation sans parler d’urbanisation : sur l’ensemble du littoral méditerranéen, l’urbanisation a fortement augmenté la vulnérabilité des territoires par l’artificialisation, notamment des sols. Je crois que Valence n’échappe pas à cette règle. C’est en réalité la périphérie Sud, avec des quartiers extrêmement défavorisés et un urbanisme fragile, qui a été particulièrement touchée.
Outre l’urbanisation, nous pouvons retenir la pertinence de l’estimation de l’événement par l’agence météorologique espagnole, l’AEMET, qui estimait 150 mm en volume d’eau, par rapport à Météo France, qui en estimait 450. Ainsi, les habitants, notamment dans les zones les plus touchées, n’étaient pas suffisamment alertés et préparés pour la gestion de crise et faire face à l’évènement, ont été pris au piège dans leurs voitures, dans les parkings, et les parties basses des habitations.
Comment les inondations récentes influencent-elles la confiance du public dans les préventions météorologiques, mais aussi dans l’action préventive des autorités ?
La confiance a été érodée, la démonstration de la visite du Roi à Paiporta en ayant été tout à fait symbolique : les gens dénoncent le retard de l’alarme et de l’arrivée des secours, deux facteurs de leur colère. Je pense qu’indépendamment de la gestion de crise et de l’inondation, il y a dans l’organisation territoriale espagnole une grande méfiance vis-à-vis de l’État central. Si l’on doit retenir une leçon de cet événement, c’est qu’il faudra complètement revoir l’articulation entre le pouvoir central et le gouvernement régional, en analysant, à froid, les dysfonctionnements des différents intervenants et institutions.
Cet événement pourrait-il transformer la gouvernance locale sur le plan de la planification urbaine et de la résilience face aux catastrophes naturelles ?
S’agissant de l’Espagne, je suis très pessimiste. La Constitution espagnole est le fruit d’un compromis historique, qui a pour base fondamentale de casser la centralisation franquiste. Franco, en dehors de toute considération politique, était très admirateur du système français et le seul dans l’histoire espagnole à vouloir faire un État très centralisé. Ainsi, de 1978 à nos jours, le maintien et l’augmentation des compétences des différents territoires autonomes dans les domaines fondamentaux, comme l’éducation, la santé, l’économie, ne fait que croître. D’ailleurs, actuellement, les débats qui existent entre le gouvernement central et notamment la Catalogne et le Pays Basque, s’orientent plutôt dans le sens d’un accroissement de ces compétences d’autonomie territoriale.
Ce qui me paraîtrait alors comme système idéal, c’est d’avoir une autorité neutre, comme celle d’un préfet, qui, à l’instar du système français, a toute la compétence pour prendre, pendant et après la crise, les mesures essentielles à sa gestion. Ce genre de système, en Espagne, je ne l’imagine pas : confier la gestion de la crise à une autorité politique qui a pour principales compétences l’économie, la gestion du territoire, la création d’emplois, etc., n’est pas, à mon sens, une bonne chose. L’autorité de gestion de crise doit absolument être neutre.
Cet événement dévastateur a-t-il influencé la perception du changement climatique parmi les résidents et les autorités espagnoles ?
J’aimerais le croire. En réalité, les gens oublient très rapidement. Bien que l’on constate les mêmes sensibilités politiques comme celles qui existent en France (gauche, droite, centre), à la différence de celle-ci, il n’y a pas, en Espagne, de partis constitués autour de l’écologie. D’une manière globale, malgré des divergences entre les différents territoires, je ne sens pas que l’écologie soit au cœur de la conscience citoyenne des Espagnols, sauf quelques rares minorités, quelques experts, qui peuvent heureusement avoir une sorte d’influence dans ce débat-là.
En tant qu’ancien directeur départemental des territoires et de la mer, vous avez beaucoup côtoyé la thématique de la prévention des risques ; est-ce que, selon vous, la sensibilisation à la prévention des risques et à la gestion de crise est la même en France qu’en Espagne ?
Non. Dans les années 80 (et même avant), la France a subi des phénomènes naturels d’inondation qui lui ont permis d’améliorer son système d’alerte, son système de prévention des risques. Il ne faut pas oublier que l’actuel Premier ministre, M. Barnier, a donné son nom à un fonds qui aide à financer des travaux chez les particuliers pour diminuer la vulnérabilité des habitations et des territoires. Finalement, la France a quand même un système d’alerte performant pour les inondations venues du ciel, les pluies ou les submersions marines ; elle a une politique de prévention des risques qui n’existe pas de manière significative en Espagne. À l’échelon territorial le plus pertinent, celui de la commune, l’on constate également les plans communaux de sauvegarde, qui, à ma connaissance, n’existent pas non plus en Espagne.
En fait, malheureusement, il faut des morts pour que la traduction de la culture du risque dans la réglementation, dans les procédures, se produise ; je pense que cette terrible catastrophe du 29 octobre fera date, les Espagnols devant prendre en main leur avenir, en arrêtant l’urbanisation de zones fragiles (voire inondables) et en se réorganisant autour de l’alarme. Cela devrait se faire non pas seulement à l’échelle régionale, mais aussi au niveau de la province, de la commune : désormais, face à des milliers d’individus affectés, l’Espagne n’a pas d’autre choix que de faire des progrès.
Ces progrès peuvent-ils être réalisés par les médias espagnols ? Quel rôle peuvent-ils jouer dans la sensibilisation au risque climatique ?
Je suis circonspect par rapport aux médias en Espagne, surtout les médias télévisés. Je pense que, n’ayant pas de financement public, la télévision est très dépendante de la publicité, ce qui fait qu’il y a une nécessité d’attirer le public. Malheureusement, que ce soit en France ou en Espagne, cela se fait toujours par le sensationnel, et non pas par le traitement de fond.
Je suis même surpris des reportages, actuellement, qui déferlent à travers différentes chaînes : bien que des experts soient interrogés, l’on retrouve le point commun méthodologique de l’entretien avec telle ou telle personne ayant perdu un proche ou ayant été touchée par l’événement. Finalement, sans un changement radical de leur mode de financement, je ne vois pas quel progrès pourrait être fait de la part des médias espagnols dans cette sensibilisation au risque climatique. Les émissions de fond, auparavant plus répandues à l’écran, se trouvent une place moindre aujourd’hui, où la télévision ne joue plus un rôle informationnel mais désormais sensationnel. Il est difficile aujourd’hui de déceler le vrai du faux et inversement, notamment avec les réseaux sociaux qui viennent altérer notre mode de pensée, des individus se proclamant experts alors qu’ils ne le sont pas et essayant d’imposer leurs propres opinions aux autres.
Que ce soit en Espagne ou en France, je suis finalement très sceptique sur le rôle positif des médias, que ce soit la télévision, la presse écrite (qui devient de moins en moins documentée) ou les réseaux sociaux, ces derniers très propices à la désinformation.
En tant que Conseiller des Français de l’étranger pour la circonscription de Madrid, est-ce que vous savez comment la communauté française en Espagne, dans son intégralité, perçoit cette catastrophe naturelle ?
Ici, nous sommes dans la réaction humaine, dans l’émotion : il n’y a en cela aucune différence entre les Espagnols et les Français. Que ce soit argent, vêtements ou nourriture, les uns comme les autres donnent à des institutions pour aider leurs voisins. Pourtant, dans la durée, je pense que cet événement va et devrait accroître, chez les Français ou chez les expatriés en Espagne, la conscience du risque que certains territoires espagnols représentent. Outre le fait que ce soit un pays extraordinairement agréable de par sa culture, son climat et l’amabilité des populations, il peut aussi être dangereux à l’époque du réchauffement climatique. En effet, c’est un pays très exposé aux dépressions atlantiques et méditerranéennes. Étant installé en Espagne depuis sept ans, c’est la deuxième fois que l’on assiste à des événements amenant à des morts, celui-ci particulièrement surdimensionné. En 2019, la province d’Alicante a connu des morts après un événement de ce même type.
Ainsi, le conseil que je donnerais particulièrement aux Français, est d’être très attentif en acquérant un bien, en en louant sur un territoire ; il faudrait veiller à évaluer sa vulnérabilité par rapport aux risques d’inondation, en se référant au propriétaire, au voisinage, aux plans des différentes inondations tenus par les confédérations hydrographiques. Il me paraît donc fondamental d’avoir des maisons à étages ou dotées d’une zone de refuge : parmi les morts du 29 octobre, beaucoup se retrouvaient dans leurs maisons sans abri, menacés par l’eau qui était montée à pratiquement quatre mètres.
Avez-vous autre chose à ajouter ?
Oui : je souhaite qu’il y ait une prise de conscience en Europe et, de manière générale, dans le monde, sur le dérèglement climatique, où l’on assiste à la multiplication de phénomènes connus mais fortement augmentés dans leur puissance, dans leur violence. Il faut que l’on s’adapte à une planète qui va inévitablement changer, avec une température globale à la hausse. Il ne faut pas oublier : la prévention du risque, c’est avant tout la mémoire de tous les événements, de toutes les catastrophes passées. Ne pas oublier pour mieux se préserver : ceci est une malheureuse obligation face à des événements qui, finalement, se reproduiront de manière de plus en plus violente et mortelle.
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