En ce 8 Juin, journée mondiale de l’Océan, l’équipe de l’ASFE a pu s’entretenir avec Gilles Boeuf, professeur émérite à Sorbonne Université et président du Centre d’étude et d’expertise sur le bio-mimétisme (CEEBIOS). Professeur invité au Collège de France, il a été président du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, ancien conseiller scientifique au Cabinet du Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la Mer et directeur de l’IFREMER à Brest durant 20 ans.
Pourriez-vous nous rappeler ce qu’est la biodiversité et les raisons pour lesquelles l’océan est un écosystème crucial ?
Le terme de biodiversité a été créé en 1985, par Walter G. Rosen, un biologiste américain : c’est l’ensemble de toutes les relations que tous les êtres vivants ont établi entre eux et avec leur environnement. Autrement dit, la fraction vivante de la nature. On estime que le vivant est apparu quand la première cellule se différencia dans l’océan il y a environ 4 000 millions d’années. Une cellule est une membrane avec de l’eau liquide dedans et dehors et ils échangent. Chaque terme est important.
Un océan a 3 caractéristiques :
- la salinité (98% de l’eau est salée sur Terre)
- la continuité : on parle d’un seul et même océan car où que vous preniez une goutte d’eau de mer, c’est la même composition ;
- la stabilité : il n’a pas changé depuis 100 millions d’années et il est plus stable que les environnements aériens.
L’océan a ainsi une place particulière dans notre écosystème pour deux raisons.
Tout d’abord, car c’est lui qui a vu apparaitre la vie comme nous l’avons dit et donc la biodiversité. Pendant 1 milliard d’années, la vie reste dans l’océan. 1 milliard d’années plus tard, la vie microbienne sort de l’océan à différents endroits, plusieurs fois sur les littoraux puis la vie terrestre se développe.
De plus, l’océan est le plus grand volume offert à la vie sur la Terre. 90% de la vie terrestre est liée à l’océan même s’il a 7 fois moins d’espèces connues que la vie terrestre.
Quelles sont les problématiques spécifiques auxquelles est confronté l’océan ?
La première problématique est la destruction et la dégradation du littoral par l’Homme. Plus de la moitié des humains sur Terre vivent au bord de l’océan : c’est proche de lui que se sont installés les premiers humains. Aujourd’hui encore, peu de grandes villes sont très éloignées. La densité de population dans ses zones entraine une dégradation importante.
Le second c’est la contamination, la pollution. Le Vanuatu a des eaux très acides or, ce ne sont pas les Vanuatais qui ont pollué à ce point l’océan. Le plastique notamment est un fléau. 90% de la pollution marine vient de la Terre.
Le troisième aspect est la surexploitation. On va chercher en mer des stocks de poissons, mollusques et crustacés au delà de ce que la mer peut renouveler chaque année. Le seuil de renouvelabilité est dépassé depuis de nombreuses années.
Le quatrième aspect qu’on oublie souvent est la dissémination de tout et partout. L’océan s’y prête beaucoup car c’est un milieu continu et lorsqu’un navire ballaste 300 000 tonnes d’eau d’Amsterdam à Oman, on imagine les conséquences. Le transport maritime est exponentiel. On estime que les espèces marines font 40 km vers le nord chaque année contre 6km par an pour les espèces terrestres;
Enfin, le climat change trop vite : La température de l’océan augmente et par conséquent sa masse d’eau prend plus de place, la fonte des grands glaciers terrestres. S’ajoute à cela le pompage des eaux profondes par l’agriculture qui fait que de l’eau qui avait été figée dans la croute terrestre se déverse dans l’océan.
Le récent traité sur la Haute mer, adopté au siège des Nations Unies à New-York en mars 2023 est l’aboutissement de près de 20 ans de travail : concrètement, qu’est-ce que cela va changer ?
La Convention de Montego Bay de 1962 a longtemps régi les espaces maritimes en délimitant ce qui relève de la souveraineté des États et de la haute mer mais uniquement pour les eaux de surface.
Ainsi, on distingue la mer territoriale qui s’étend jusqu’à 12 miles marins, (environ 22 km) puis la zone contiguë, dont la limite est fixée à 24 miles marins (près de 40 km) et la zone économique exclusive (ZEE), qui peut s’étendre jusqu’à 200 miles marins (370 km) à partir de la ligne de base (côte). Cette dernière définit la limite des espaces sur lesquels l’État exerce sa juridiction. Au-delà de 200 miles marins commence la haute mer, dont les fonds marins, sont considérés comme patrimoine commun de l’Humanité.
La France est d’ailleurs le deuxième pays qui a le plus grand domaine maritime au monde après les Etats-Unis.
Le traité de 2023 pose un cadre législatif sur les eaux profondes. Il vise notamment à limiter les pêches profondes qui devraient être interdites selon moi.
L’autre problème est l’accès aux minéraux dans le sous-sol de l’océan, en eaux profondes. Plus la technologie se développe, plus les minerais autrefois inaccessibles, par leur coût ou pour des raisons techniques, seront désormais à portée de main. Les USA, la Chine, la Russie, le Royaume-Uni, la France et peut être quelques autres pays qui dispose de sous-marins en eaux profondes pourront exploiter ces sous-sols marins.
Il faudra voir la ratification et l’application du traité, comme le partage des avantages acté à Kyoto ou les 1000 milliards de dollars qui avaient été promis lors de la COP21…
Les traités de l’Antarctique sont également menacés car la Chine et la Russie ont exprimé leurs volontés de passer outre, tout comme le Etats-Unis qui sont sortis de l’accord de la COP21.
C’est mieux que Montego Bay mais cela ne va pas assez loin.
Quelle est la politique de la France en matière de protection de l’océan ? Quels sont les pays les plus impliqués en matière de protection marine ?
La France ne suit pas les recommandations européennes et les accords qu’elle a signés. Elle est d’ailleurs condamnée régulièrement par l’Union européenne. Nous chassons par exemple, le plus grand nombre d’espèces d’oiseaux.
De plus, une vraie politique de préservation de la biodiversité ne peut fonctionner que si on a des moyens, des postes et de l’argent.
Pour exemple, la création des Aires marines protégées (AMP) est un projet indispensable mais la France a autorisé le chalutage à l’intérieur. C’est impensable et illogique. Même les centres de recherches, comme l’Office Français de la Biodiversité à Brest (OFB) récemment incendié, n’ont pas reçu le soutien de l’État.
Lorsque j’étais président scientifique de l’OFB, j’avais la possibilité de créer des AMP mais pas les moyens. Il fallait ainsi enlever des crédits d’une AMP pour les donner à une nouvelle AMP : avec les équipes, j’ai mal vécu ces décisions incompréhensibles.
La position de la France est très ambiguë sur le sujet. On supprime les sciences de la vie et de la terre au lycée, qui deviennent une option en terminale alors que c’est le plus grand défi que la jeunesse rencontrera.
Les pays scandinaves et les pays de l’Asie pacifique sont les plus impliqués dans la protection marine car ils sont les plus concernés par toutes ces questions. Il est temps de se mettre au travail, notamment pour préserver nos territoires et départements d’outre-mer qui sont les premiers concernés par la préservation de l’océan et le changement climatique.
L’an dernier, plus de 200 scientifiques du monde entier ont demandé aux institutions et nations européennes d’interdire les méthodes de pêche (comme le chalut de fond, la drague) et les activités industrielles dans les aires marines protégées de l’UE. Partagez-vous leurs préoccupations et qu’en est-il depuis ?
Totalement. A chaque chalutage à 2 km de profondeur, on supprime 1000 ans de biodiversité et d’écosystème. Il reste par exemple 1% des anguilles… alors qu’on considérait l’espèce comme nuisible il y a quelques années. Le Secrétaire d’État auprès de la Première ministre chargé de la Mer, Hubert Berville, à Bruxelles a annoncé avoir « sauvé la pêche à la civelle » au lieu de sauver l’anguille… C’est honteux. Les lobbies européens ont fait pression avec succès dans un certain nombre de pays européens que ce soit sur la biodiversité terrestre ou marine. On a par exemple rendu la moitié des sols inertes ces dernières années, supprimé les bocages…
En 2007, le thon rouge en Méditerranée, avait un seuil de renouvelabilité de 12 000 tonnes par an, le ministre de l’époque en revenant de Bruxelles validait 30 000 tonnes de thon pêchées. C’est 67 000 tonnes de thon rouge qui seront finalement pêchées.
L’ancien président de la République, Jacques Chirac disait que l’IFREMER était l’ami des poissons et qu’il était l’ami des pêcheurs… or l’un ne peut survivre sans l’autre. Il faut travailler ensemble.
Depuis l’interpellation des pouvoirs publics l’année dernière, rien n’a changé. Il manque une vraie volonté politique et le cynisme fait beaucoup de mal.
Comment mobiliser davantage les entreprises privées aux côtés des scientifiques pour faire face à l’urgence climatique ?
J’aime à rappeler ma tétralogie. Il nous faut de la science, qui je le rappelle, n’est pas une opinion, une politique écologique pour tous, hors des partis, une mobilisation sociale, vous, moi, le milieu associatif, les ONG et les entreprises privées.
Il y a 20 ans, pour un chercheur travailler avec des entreprises privées, cela été impensable. De nos jours, une grand nombre d’entreprises ou de fondations sont des acteurs primordiaux du changement que nous devons amorcer. C’est l’avenir du financement car ils ont pris conscience que la préservation de l’environnement est la condition sine qua non à leur existence à long terme et à leur bonne santé économique.
Les entreprises privées peuvent difficilement faire abstraction de ces problématiques, et de nombreux employés choisissent aussi de travailler dans des entreprises aux politiques sociales et environnementales ambitieuses, en accord avec leurs convictions.
J’ai finalement peu à faire à du greenwashing mais c’est un avantage comparatif indéniable sur leurs concurrents.
Avez-vous quelque chose à rajouter ?
Ne pas oublier l’importance de l’éducation, encore et toujours. C’est la clé de notre avenir.