Depuis la déclaration du président sénégalais sur le report sine die des élections présidentielles, le pays est en proie à une escalade de la violence. L’ASFE se penche sur cette crise politique qui touche un pays réputé pour sa stabilité en Afrique de l’Ouest.
Une allocution présidentielle contestée
Le samedi 3 février 2024, lors d’une adresse à la nation sénégalaise, le président Macky Sall a abrogé le décret convoquant l’élection présidentielle pour le 25 février sans évoquer une date du report. Selon le président sénégalais, cette décision a été prise pour éviter des troubles politiques graves en raison de nombreuses contestations liées au processus électoral.
Il justifie notamment ce report par la contestation du processus électoral survenue depuis la mise en place d’une commission parlementaire chargée d’enquêter sur deux juges du Conseil constitutionnel dont la probité est remise en question.
Lors de son discours, le président a exprimé également son souhait « d’engager un dialogue national ouvert afin de réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive ». La déclaration qui a été faite à quelques heures seulement du début de la campagne a provoqué une grande indignation chez les partisans de l’opposition sénégalaise, pour qui cette annonce résulte d’une manœuvre déloyale utilisée par le chef de l’État afin de gagner du temps. En effet, ils estiment que le Premier ministre Amadou Ba (successeur désigné par le parti présidentiel), risquait de perdre les élections, car selon eux le candidat Bassirou Diomaye Faye – désigné par le leader de l’opposition Ousmane Sonko pour le remplacer – serait en tête de liste des sondages.
Toutefois, pour le camp présidentiel, ce report vient de la volonté d’organiser des élections plus transparentes et inclusives. Partisans de l’opposition et acteurs politiques de l’opposition ont investi les rues de Dakar pour manifester leur mécontentement et le rejet catégorique du report du scrutin.
La résurgence des manifestations contestataires à Dakar
Depuis 2021, le Sénégal connait des cycles de contestation violentes, opposant dans les rues les partisans de l’opposition (depuis l’affaire Sonko) et les forces de l’ordre national. Plus récemment, il y a quelque mois, à la suite de l’arrestation du leader de l’opposition, Ousmane Sonko, après sa condamnation pour « corruption de la jeunesse », des manifestations violentes ont fait des dizaines de morts. C’est dans ce contexte que le président Macky Sall avait annoncé ne pas briguer un troisième mandat. Cette déclaration avait conduit à un retour relatif de l’ordre.
Or depuis la déclaration sur le report des élections, les partisans de l’opposition semblent redouter le maintien au pouvoir de Macky Sall. En raison de cette éventualité, la ville de Dakar est le théâtre de dénonciations et de manifestations violentes contre le non-respect du calendrier initial. De nombreuses arrestations ont notamment été enregistrées ainsi que des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre.
En représailles, la connexion internet des données mobiles a été suspendue par le gouvernement sénégalais. Le gouvernement justifie cette mesure par « une volonté de limiter la diffusion des messages haineux et subversifs menaçant la stabilité du pays ». En début de semaine la présence policière a été renforcée dans les rues de Dakar pour éviter une mobilisation contestataire d’ampleur. Depuis ce week-end le niveau de tension entre les forces de sécurité et la population reste extrêmement élevé.
Le consulat général de France a incité les ressortissants français à rester vigilants lors de leurs déplacements et à respecter les consignes de sécurité délivrée par les autorités locales. Le lycée français Jacques Prévert a été fermé le lundi 5 en raison des troubles suscités par le report des élections.
La société civile a appelé à une grève générale le jeudi 8 février pour préserver la souveraineté populaire.
Il s’agit d’une « opération ville morte » qui consiste à arrêter toute activité économique sur l’ensemble du territoire.
L’approbation par l’Assemblée nationale du rapport des élections
Au lendemain de l’annonce du président Macky Sall, l’Assemblée nationale s’est réunie en assemblée plénière pour voter la proposition de loi relative au report de l’élection présidentielle. Cette proposition de loi a été présentée par le parti démocratique sénégalais (PDS).
Pour rappel, le fils de l’ancien président du Sénégal, Aboudoulaye Wade a vu son dossier de candidature invalidé par le Conseil constitutionnel en raison de sa renonciation tardive à sa nationalité française. Se sentant lésé, son parti le PDS a porté le projet de loi demandant le report de l’élection présidentielle en août 2024.
Ainsi, le lundi 5 février, le PDS et les députés de la majorité présidentielle ont convoqué les députés en Assemblée plénière en urgence pour le vote de cette proposition de loi. L’opposition protestait et réclamait de pouvoir débattre du fond du texte. Leur conduite a été considérée comme faisant obstruction au vote, les députés de l’opposition ont alors été expulsés manu militari par la gendarmerie.
Les élus de la majorité et le Parti démocratique sénégalais (PDS, de Karim Wade) ont ensuite adopté la proposition de loi constitutionnelle, qui reporte donc le scrutin au 15 décembre 2024.
L’opposition dénonce un « coup d’État constitutionnel » du président et déplore un non-respect du calendrier républicain, qui selon eux ne repose sur aucune base juridique. De même, l’opposition sénégalaise juge Karim Wade et son parti complice de ce coup de force constitutionnelle et l’accuse d’avoir tissé une alliance avec les élus du camp du président Macky Sall.
En somme, malgré les manifestations et la colère de l’opposition et de leur partisan, le parlement a voté la date du report des élections au 15 décembre 2024. Cette validation permet au président Macky Sall de se maintenir à la présidence, il restera donc président même après le 2 avril 2024, date de la fin officielle de sa mandature.
La Saisine du Conseil constitutionnel et de la Cour suprême
Face à l’adoption de la loi par l’Assemblée, le Conseil constitutionnel et la Cour suprême du Sénégal ont été saisis par les candidats à l’élection présidentielle. Ils ont déposé des recours au niveau du Conseil constitutionnel et de la Cour suprême à l’encontre du report du scrutin. Leur objectif est de faire maintenir la date du 25 février prochain.
Le Conseil constitutionnel doit se prononcer d’ici quelques jours.
L’inquiétude de la communauté internationale
La préoccupation de la communauté internationale est grandissante. En effet, dans une région en proie à une instabilité politique et à des crises institutionnelles majeures, cette décision inattendue suscite des inquiétudes quant à la stabilité du pays. De nombreux pays et organisations se sont exprimés.
L’Union Africaine appelle la classe politique à privilégier la voie « du dialogue ». La Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) – qui elle-même traverse une importante crise depuis le retrait du Niger, du Burkina et du Mali, de l’organisation – a exprimé son « inquiétude » face aux circonstances qui ont conduit au report des élections. Elle appelle ainsi les autorités compétentes à accélérer les différents processus en vue de fixer une nouvelle date pour les élections.
Les États-Unis ont exhorté les autorités à clarifier la date du vote. Ils estiment notamment que le vote du Parlement sénégalais, validant le report de l’élection présidentielle, n’est pas « légitime » et va « à l’encontre de la forte tradition démocratique » du pays. L’Union européenne a quant à elle appelé à des élections dans les plus brefs délais et a dit soutenir la position exprimée par la CEDEAO. La France a exhorté les autorités sénégalaises à lever toutes les incertitudes autour du calendrier électoral pour que les élections puissent se tenir dans le respect des règles de la démocratie sénégalaise.
Bien qu’il soit difficile de garantir l’impact de ces différents messages, l’expérience récente des crises politiques en Afrique de l’Ouest a mis en lumière le fait que le non-respect de la légalité constitutionnelle peut conduire à une prise de pouvoir peu conventionnelle.