Interroger le concept de majorité en démocratie : le jugement majoritaire

Du 27 au 30 janvier 2021 a lieu le vote en ligne de « la primaire populaire », une initiative qui se présente comme citoyenne, ayant vocation à faire émerger une candidature unique à gauche pour l’élection présidentielle 2022. Cette primaire a une particularité : la modalité de sélection du gagnant. L’occasion de revenir sur les règles de base de la démocratie, à savoir le mode de scrutin. Nous avons demandé à Sophie Briante Guillemont, notre Secrétaire générale, de répondre à quelques questions.

Les élections ont des règles, qu’on appelle le mode de scrutin. Le choix de ce mode est-il une évidence ?

Tout d’abord, il convient de rappeler les bases. Nous sommes habitués lors des élections – qu’elles soient présidentielles, législatives… même consulaires ou sénatoriales – à suivre deux modalités de scrutin : le scrutin majoritaire et le scrutin proportionnel. Quand il n’y a qu’un seul siège à pourvoir, comme c’est le cas pour l’élection du Président de la République en France, le scrutin majoritaire s’impose. Il suffit d’obtenir la majorité des voix au 2nd tour pour gagner.

Cela semble évident et parfaitement simple. Mais c’est ignorer qu’il existe d’autres méthodes de sélection pour parvenir au meilleur choix collectif. Un mode de scrutin est avant tout ceci : les règles applicables à une élection permettant d’agréger des opinions individuelles en une décision collective. Cela dépend donc de ce que l’on cherche à déterminer. Mais la question qui se pose est comment.

Que peut-on reprocher au scrutin majoritaire ?

Le scrutin majoritaire présente certaines particularités, qualifiées par beaucoup – notamment ceux qui ont inventé le jugement majoritaire – comme des « failles ».

Il s’agit d’un mode de scrutin qui demande très peu d’information à l’électeur. Par exemple, lors de l’élection présidentielle, on ne peut bien entendu désigner qu’une seule personne. Mais on ne vous demande pas ce que vous pensez de cette personne ni de ses concurrents, simplement de glisser un nom dans l’urne au 1er et au 2nd tour.

Ceci entraîne un certain nombre de stratégies électorales (que nous sommes d’ailleurs nombreux à élaborer actuellement) : dois-je voter pour mon candidat « préféré » ou pour celui qui a « le plus de chances » d’aller au 2ème tour, d’après les sondages ?

Pour les mathématiciens Balinski et Laraki (CNRS/X), penser de cette façon, entrer dans une « stratégie » signifie que le vote n’est pas « honnête », car cela fausse notre préférence.

Et pourtant on ne peut l’ignorer : en 2002, c’est bien la dispersion des voix à gauche (11 candidats), et notamment la candidature de Christiane Taubira, qui ont privé Lionel Jospin d’accéder au 2nd tour. En scrutin majoritaire, l’élu dépend fortement de la présence ou absence de candidatures mineures. Ceci a un effet pervers sur notre façon de juger un candidat ou un programme. Il a également une influence sur le positionnement politique des candidats.

De la même façon, une fois que vous avez voté, votre vote est égal à celui des autres. C’est-à-dire : lorsque Jacques Chirac obtient 82% des voix au 2ème tour contre Jean-Marie Le Pen, le vote de celui qui a voté « contre » Jean-Marie Le Pen vaut exactement la même chose que le vote de celui qui a voté « pour » Jacques Chirac. Il est donc légitime de s’interroger : comment Jean-Marie Le Pen peut-être un bon candidat – puisqu’il passe le 1er tour – alors qu’il se fait littéralement écraser au 2nd ? Ce qui amène les chercheurs à interroger ce mode de scrutin, car on nous force à choisir un seul candidat, alors que nos opinions sont bien plus nuancées.

Ainsi, de plus en plus de chercheurs, politologues, mathématiciens… observant ces limites, cherchent à redéfinir le concept de « majorité » en démocratie. La majorité est-ce seulement 50% + 1 des électeurs, comme nous l’exerçons jusqu’à présent ? N’est-ce pas une simplification trop importante ?

Qu’est-ce que le « jugement majoritaire » ?

Balinski et Larika sont parvenus, il y a 10 ans, à la conclusion suivante : il est possible d’inventer un mode de scrutin permettant de donner plus de liberté aux électeurs, en les sollicitant davantage, en leur demandant plus d’informations.

Le jugement majoritaire consiste à « juger » tous les candidats en évaluant leur mérite, sur la base de mentions, comme au bac. Il n’y a un qu’un seul tour. L’électeur ne s’exprime pas sur un seul candidat, mais sur tous.

De la même façon qu’en compétition sportive on classe les candidats en fonction de leurs performances, dans le jugement majoritaire vous vous prononcez sur chaque candidat en leur attribuant des mentions : « excellent », « très bien », « bien », « assez bien », « passable », « insuffisant » et « à rejeter ». A noter que la primaire populaire n’utilise actuellement que 5 mentions et non 7. Le gagnant est le mieux « classé ».

Expérimenté lors des élections présidentielles de 2012, les chercheurs sont parvenus à la conclusion que le scrutin majoritaire donne trop d’importance aux extrêmes. Inversement, le jugement majoritaire donne plus de chances à l’élection d’un candidat centriste.

Depuis, les initiatives citoyennes utilisant le jugement majoritaire se multiplient. Avant la primaire populaire, il y a eu en 2017 laprimaire.org : la gagnante de l’époque, Charlotte Marchandise, est d’ailleurs une des candidates de la primaire populaire. A noter qu’en 2017 elle n’avait pu se présenter à l’élection présidentielle, faute de réunir les 500 parrainages nécessaires.

Que l’on soit ou non favorable à changer de mode de scrutin, le jugement majoritaire a au moins un mérite : il réinterroge notre conception de la majorité, sur laquelle repose l’ensemble de nos choix politiques.

Pour en savoir plus : https://www.youtube.com/watch?v=ODuPoepQ1tY

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