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La protection internationale des marques de commerce (Volet II)

Atteintes aux marques dans l’environnement numérique

En 2023, la Maison de luxe française Hermès remportait un procès engagé pour atteinte aux marques devant le Tribunal fédéral de New York contre Mason Rothschild. L’artiste américain avait, en 2021, lancé une collection de 100 sacs virtuels conçus par NFTs[1], qu’il vendait dans le « métavers » sous le nom MetaBirkins à un prix proche des produits originaux.

Ces biens virtuels imitaient la forme et la marque du célèbre sac « Birkin » de la maison Hermès. Relevons que le jury n’a pas été convaincu par les arguments tirés de notamment de la démarche artistique et a fait prévaloir le droit des marques eu égard à l’aspect mercantile de l’opération, condamnant l’artiste numérique à des dommages et intérêts et à cesser de vendre ses « Metabirkins ».

Ce cas illustre le fait qu’il est indispensable pour les titulaires de marques déposées de comprendre les mutations de l’environnement numérique et de rester attentifs à leur protection internationale pour lutter contre les risques d’atteinte parasitaire à leur rayonnement et de dilution de leur caractère distinctif. Notre premier volet thématique expliquait comment protéger les marques à l’international (dépôt, extension…). Celui-ci aborde certains des enjeux juridiques de défense en cas d’atteinte « transnationale » à des marques dans l’environnement numérique.

Actualité et réalité des atteintes transnationales aux marques sur Internet

La mondialisation des échanges et la dématérialisation des services et des biens rend les atteintes « transnationales » aux marques sur Internet plus fréquentes et protéiformes.

Plateformes d’e-commerce, publicité ciblée, réseaux sociaux, etc., permettent la copie et la diffusion à l’échelle du réseau mondial Internet des signes distinctifs protégés.

Un seul acte (mise en ligne, utilisation d’un hashtag…) suffit à produire ses effets et porter atteinte d’un clic à une marque dans un grand nombre d’États à la fois, voire à l’échelle de la planète. Ceci donne une impression d’ubiquité et d’instantanéité des atteintes et des dommages en résultant. Or, on l’a vu dans le volet I, les marques et leurs atteintes demeurent « territoriales » : la violation du titre de propriété intellectuelle n’existe que là où le signe est protégé et exploité (principe de territorialité).

Dans ces conditions, les opérateurs peuvent parfois éprouver le sentiment d’un combat déséquilibré ou douteux entre un « monde réel » où les lois nationales continueraient de s’imposer aux individus et aux entreprises au sein de frontières des Etats et un « univers virtuel » et dérégulé (parfois métaphoriquement nommé « métavers ») qui échapperait aux lois et à l’espace souverains de ces mêmes Etats.

Mais l’affaire Hermès vs. Mason Rothschild évoquée en introduction montre que les tribunaux, lorsqu’ils sont saisis d’atteintes du fait de l’usage commercial et de l’imitation ou de la copie de marques déposées continuent d’appliquer des principes de droit « classiques » pour prévenir ou réprimer les actes parasitaires ou de contrefaçon qui leur sont soumis, et ce où que leurs auteurs se trouvent sur le globe, de sorte que, pour ainsi dire, « force reste à la loi ».

Résolution d’un cas pratique en droit des marques international.

L’hypothèse[2] : une société établie dans une péninsule asiatique a déposé un nom de domaine Glamoorly.com, nom qui correspond à l’adresse d’un site de vente de produits de beauté destinés à un large public féminin. Les offres y sont présentées en malaisien, mandarin, coréen, anglais, allemand, espagnol et français. Les produits peuvent y être achetés en ligne par tout un chacun et en plusieurs monnaies, dont l’euro. Leur livraison est assurée en Asie, en Amérique du Nord et dans divers pays européens, dont la France.

Une « marque d’usage »[3] Glamoorly figure sur ce site en lien avec ces produits et elle consiste, outre ce nom (Glamoor + ly), en un logo de dauphin sous un arc en ciel rose et bleu évoquant des lèvres féminines. Le nom de domaine glamoorly.com a été déposé en 2017 mais les archives du Net montrent que l’exploitation du site n’a débuté qu’en 2022.

Un entrepreneur vous appelle. Il a créé Glamoor en 2015, une SARL basée à Lyon, qui vend depuis des produits cosmétiques destiné aux femmes. Elle a enregistré deux marques Glamoor : marque française en 2018 et marque de l’Union Européenne (MUE) en 2020. La seconde (marque « semi-figurative ») intègre un logo aux tons rose et cobalt figurant un poisson sortant d’une vague et évoquant un sourire de femme. Ses produits sont vendus en boutique et en ligne depuis 2017 sur le site Glamoor.com. Du fait de sa forte croissance, il envisage de poursuivre le développement de son offre aux Etats-Unis, au Canada et en Asie.

Mais le site qu’il vient de découvrir à travers une publicité visant la France inquiète votre interlocuteur. Il aimerait que son concurrent malaisien cesse de tirer profit d’une confusion avec ses produits et ses marques Glamoor, connus aussi bien en France qu’à l’étranger. Mais a-t-il des chances d’obtenir des mesures de cessation ou de restriction, voire une réparation ? Ne risque-t-il pas y de perdre son argent dans une action coûteuse et délicate alors que ses signes sont déjà utilisés depuis plusieurs années sur des territoires où Glamoor n’est pas encore active ? Peut-il faire valoir ses titres pour s’opposer dans les pays où ses marques sont protégées à l’utilisation de signes similaires liés à la vente de produits identiques ou très similaires ?

Qu’allez-vous dire à cet entrepreneur pour le conseiller sur la défense de ses marques ?

Premier réflexe, le bon : vérifier le Code de la Propriété Intellectuelle et la jurisprudence. La réponse est claire. L’utilisation, liée des produits identiques ou similaires, de signes similaires à des marques enregistrés dans un but commercial est une contrefaçon en droit français, dès lorsqu’elle entraîne un « risque de confusion » dans l’esprit du public (article L. 713-2-2° CPI).

L’imitation et l’usage de marques enregistrées, dès lors qu’elle entraîne un tel risque « incluant le risque d’association du signe avec la marque », est strictement interdite. Les jurisprudences française et européenne considèrent que ce risque s’apprécie d’après la perception d’un consommateur moyennement attentif qui n’a pas les deux signes en même temps sous les yeux.

L’élément distinctif dominant de la marque enregistrée (imitée ou reproduite) est prépondérant dans l’appréciation. Selon la jurisprudence, les petites différences (une adjonction insignifiante comme « ly » par exemple) ou les extensions de noms de domaine (« .fr », « .com », etc.) ne modifiant pas l’appréciation globale du risque de confusion. Les signes étant ici très similaires et les produits identiques ou fortement similaires, l’affaire paraît entendue : en droit français et européen, un risque de confusion semble pouvoir être établi, d’autant que les logos de la marque semi-figurative Glamoor et de la « marque d’usage » Glamoorly se ressemblent visuellement (forme, coloris, évocations).

L’action en contrefaçon paraît à portée de main. Vous vous apprêtez à conseiller à votre entrepreneur de faire établir un constat en ligne du contenu du site et des publicités sans plus tarder. Une dernière vérification : oui, les marques jouissent bien d’une antériorité, car si Glamoorly.com a été enregistré en 2017, seule une exploitation effective (qui a débuté en 2022) compte dans l’appréciation. Or, les marques ont été enregistrées plus tôt. Mais un doute vous assaille : les droits français et européens pourront-ils s’appliquer aux atteintes et le juge français sera-t-il compétent pour statuer sur les demandes dans le cadre d’une action contrefaçon à l’encontre de l’exploitant identifié du site marchand ?

L’application des « règles de conflits de lois » et de compétence internationale : loi du lieu de protection et notion de « public ciblé »

Principe : le litige doit être résolu selon la loi du pays pour lequel la protection de la marque est revendiquée (règle de conflit de lois consacrée par l’article 8 du Règlement (CE) n°864/2007 « Rome II »). Où que soit localisé l’auteur de l’atteinte, la contrefaçon d’une marque française relèvera de la loi française, celle d’une marque américaine du droit américain (Lanham Act), celle d’une marque de l’UE du droit européen (Règlement (UE) 2017/1001), etc. On constate que cette règle aboutit à une pluralité de droits applicables en cas d’atteinte (par définition transnationale) à une marque sur Internet : chaque juge saisi exigera d’apprécier l’action soumise selon le droit de son propre Etat. Cela arrangeait notre entrepreneur lyonnais, mais est-ce si sûr ?

Le correctif jurisprudentiel du « public ciblé ». La jurisprudence européenne a affiné l’analyse de cette règle pour l’adapter à l’Internet : ainsi, la simple accessibilité d’un site depuis le territoire couvert par la marque ne suffit pas à caractériser l’acte d’atteinte à la marque sur ce territoire nécessaire pour rendre la loi applicable. Il faut des indices matériels prouvant que l’offre de vente ou la publicité est effectivement destinée aux consommateurs de ce territoire. Parmi les indices de « ciblage » pris en compte par les juges français et de l’UE, on citera : la référence explicite au public du pays ou de l’Etat membre dans les offres ou les publicités, le libellé des prix en monnaie du pays ou de la zone ciblée, la langue, les lieux de livraison desservis, etc.

Ainsi, quelle que soit la localisation de l’exploitant du site, dès lors qu’il cible le public d’un pays (i.e. même si le site est localisé en dehors), la contrefaçon d’une marque sera soumise au droit du pays de protection. A l’inverse, si des signes contrefont une marque mais que le public du pays de protection n’est pas visé par le site, le droit de ce pays ou de cette zone géographique ne s’appliquera pas. Un examen préalable et concret au cas par cas est indispensable.

Dans notre cas, deux indices démontrent que les publics européen et français sont délibérément visés par le site Glamoorly.com : les produits vendus en ligne sont décrits en plusieurs langues européennes, y compris le français ; les prix sont aussi libellés en euros ; ils peuvent être livrés dans plusieurs pays de l’UE dont la France ; enfin, des publicités ciblées visent même le public français. Les droits européen et français devraient donc pouvoir être appliqués respectivement aux atteintes à la MUE et la marque française. Si toutefois l’offre n’avait été rédigée qu’en anglais, en monnaie locale ou en dollars et si aucune livraison n’était assurée au sein de l’UE et en France, l’appréciation eût été bien différente.

Compétence des tribunaux. Le critère du public ciblé détermine aussi cette question. Pour qu’un juge français ou de l’Union européenne puisse statuer sur une atteinte à des marques française et de l’UE commise sur Internet par un site marchand situé hors UE, il faut qu’il cible le public français et/ou de l’Union européenne (indices cités plus haut) et que les dommages liés se matérialisent sur le territoire français ou de l’UE (ce sera le cas si ces marques sont exploitées dans ces territoires). Dans notre exemple, nous en conclurons que la société Glamoor pourrait saisir un juge français de ses demandes. Vous l’aviserez de se pourvoir devant le Tribunal judiciaire de Paris, seule juridiction compétente en France pour statuer sur une MUE. La question des difficultés d’exécution de la décision obtenue restera entière, toutefois.

CONCLUSION

Outre les actions judiciaires « classiques » évoquées plus haut, les règlements alternatifs que sont l’arbitrage et la médiation proposés par des organismes internationaux tels que l’OMPI, l’EUIPO et d’autres offices régionaux, peuvent offrir une alternative plus rapide, moins coûteuse (ex : procédure UDRP pour les noms de domaine) et plus simple que l’obtention d’un jugement de condamnation en contrefaçon, qu’il faudra ensuite signifier et faire exécuter contre l’opérateur établi à l’étranger.

Prévenir reste donc la visée première. La mise en place d’une surveillance des marques et la formalisation de clauses (droit applicable et « élection de for ») dans les contrats internationaux (licence, partenariat, etc.) est un premier niveau de prévisibilité en cas de litiges. Mais agir et assurer une défense (judiciaire ou extra-judiciaire) des marques reste indispensable en cas d’atteintes avérées. Compte tenu de la complexité de tels litiges, nous ne saurions trop vous conseiller de vous faire assister à cet effet par un expert qualifié.

Maître Guillaume LE LU
Avocat en droit de la propriété intellectuelle et des technologies numériques

[1] Non-Fongible Tokens : fichiers numériques auxquels sont attachés le certificat d’authenticité numérique qui permet d’identifier ces sacs virtuels comme des objets uniques.

[2] L’exemple est fictif : vous pouvez vérifier, les deux sites Internet cités n’existent pas… du moins à ce jour.

[3] Une « marque d’usage » est une marque non-enregistrée. En France, une telle marque ne constitue pas un titre de propriété intellectuelle opposable aux tiers, car seul l’enregistrement le confère (article L. 713-1 CPI), sauf régime de protection particulier (sans titre) de la marque dite « notoire » (article L. 713-5 CPI).

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