Lundi 4 mars 2024, le Parlement assemblé en Congrès – c’est-à-dire les députés et les sénateurs réunis – ont voté la constitutionnalisation de l’Interruption Volontaire de Grossesse. Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Quelle est la différence par rapport à la situation juridique antérieure ? Retour juridique sur un texte éminemment politique.
La légalisation de l’Interruption Volontaire de Grossesse
Tous les Français le savent, la légalisation de l’IVG fut l’un des grands combats menés par Simone Veil, Ministre de la Santé de Valéry Giscard d’Estaing. La loi du 17 janvier 1975 est venu légaliser l’IVG pour une durée d’expérimentation de 5 ans. Elle ne concernait à l’époque que l’IVG pratiquée avant la fin de la 10ème semaine, pour « la femme enceinte que son état place dans une situation de détresse ».
Cette loi fut soumise par les parlementaires au contrôle du Conseil constitutionnel. En effet, les députés et sénateurs à l’origine de la saisine considéraient que la légalisation de l’IVG violait un texte supérieur à la loi, en l’occurrence le droit à la vie garanti par le Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Ce contrôle de constitutionnalité sera l’occasion pour le Conseil constitutionnel d’affirmer que son rôle était bien de réaliser un contrôle de constitutionnalité et non de conventionalité : il déclare l’IVG conforme à la Constitution.
La loi du 31 décembre 1979 rendra définitive les dispositions de 1975. L’IVG n’est plus limitée à une période de 5 ans mais inscrite durablement dans le droit français. La loi du 31 décembre 1982 permettra la couverture des frais afférents à l’IVG par l’assurance maladie. La prise en charge à 100% sera assurée à partir de 2013. La loi du 27 janvier 1993 instaure le délit d’entrave à l’IVG, soit le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher une interruption volontaire de grossesse.
Protection constitutionnelle et développements récents
En 2001, le délai légal permettant de réaliser une IVG passe de 10 à 12 semaines par la loi du 4 juillet 2001. Saisi, le Conseil constitutionnel rend à nouveau une décision historique le 27 juin 2001 : non seulement l’extension du délai est parfaitement conforme à la Constitution, mais de plus le Conseil dégage de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ») la liberté personnelle de la femme enceinte. L’IVG entre ainsi dans le « bloc de constitutionnalité » (soit l’ensemble des principes et normes de niveau constitutionnel) permettant de contrôler la constitutionnalité de chaque loi. Ce qui signifie que toute disposition législative contraire à la liberté de la femme enceinte serait potentiellement censurée par le Conseil constitutionnel.
En 2014, la notion de « situation de détresse », condition légale pour réaliser l’IVG, est supprimée par la loi du 4 août : l’IVG est désormais ouverte plus largement à la femme « qui ne veut pas poursuivre une grossesse », évolution purement terminologique dans la mesure où c’était en réalité déjà le cas.
En 2016, le délai de réflexion de 7 jours entre la première consultation pour réalisation de l’IVG et le recueil du consentement est supprimé. La loi du 2 mars 2022 visant à renforcer le droit à l’avortement prolonge le délai légal d’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse.
La débat sur la constitutionnalisation et la portée du texte adopté
Depuis 1975, le droit à l’IVG a progressivement et constamment été élargi et mieux protégé, autant par le législateur que par le gardien de la Constitution. Pour autant, à la suite de la décision de la Cour Suprême des Etats-Unis, Roe vs Wade, un certain nombre de craintes se sont élevées sur la possibilité juridique de revenir en arrière sur les acquis de l’IVG.
Ce débat – mondial – a introduit en France l’idée d’intégrer dans le texte même de la Constitution la légalité de l’Interruption Volontaire de Grossesse, soit notre norme juridique suprême. Plusieurs versions du texte ont été proposées. Il était possible d’en faire un article de la Constitution autonome. C’est l’option, par exemple, retenue pour l’abolition de la peine de mort, qui constitue aujourd’hui l’article 66-1 de notre Constitution.
Dans le cas de l’IVG, ce n’est pas sur cette solution que sont tombés d’accord députés et sénateurs. Le texte qui vient d’être adopté ne constitue aucunement un article autonome. Il est inscrit au sein de l’article 34 de la Constitution, c’est-à-dire l’article encadrant le domaine exclusif de la loi. En effet, la grande novation de la Constitution de la Vème République a été de réserver à la loi un domaine déterminé, tout ce qui n’entrerait pas dans la loi relevant du règlement, à contre-courant de la toute puissance législative qui existait en France depuis 1789.
Ainsi, le texte voté lundi ajoute un nouvel alinéa à l’article 34 de la Constitution aux termes duquel « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Le terme de liberté – plutôt que de droit – est issu de la solution de compromis qui avait été trouvé avec le Sénat lors de l’examen de la première version de cette loi, au cours de l’année 2023.
La rédaction retenue permet par conséquent de sanctuariser le fait que l’accès à l’IVG ne peut être modifié par règlement. Il constitue ainsi une garantie supplémentaire importante. Pour autant, cette rédaction ne signifie pas que l’IVG ne pourra plus jamais évoluer, voire ses conditions actuelles de garantie reculer. En effet, il est toujours possible de concevoir qu’une loi limite davantage l’IVG, tout en continuant à respecter le texte constitutionnel. C’est à dire : continuer à garantir la liberté d’avoir recours à l’IVG, mais sous certaines conditions. D’où l’importance de la décision du Conseil constitutionnel de 2001, intégrant l’IVG dans le bloc de constitutionnalité et permettant, le cas échéant, de compléter ce qui, aux termes de cette réforme, ne serait pas suffisamment explicite. Une victoire politique – bien qu’elle soit immense, historique et même une première mondiale – ne signifie pas toujours une traduction juridique à la hauteur des espoirs suscités. Cette réforme constitutionnelle en est un exemple criant.