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Retour sur les opérations de rapatriement en Haïti

Depuis plusieurs mois, Haïti traverse une période de grande instabilité marquée par une violence accrue des gangs armés et une crise économique exacerbée. Cette situation a poussé de nombreux pays, y compris la France, à organiser des opérations de rapatriement pour leurs citoyens résidant dans le pays. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères avait annoncé la mise en place «de vols spéciaux» afin de rapatrier ses ressortissants vulnérables d’Haïti. Cette opération a finalement eu lieu fin mars 2024.

Parmi les personnes rapatriées, l’ASFE a rencontré Christelle ChignardConseillère des Français en Haïti – et Béatrice IliasCoordinateur de Programme BIT en Haïti– qui ont accepté de partager leurs expériences et perspectives sur la situation.

Alors que la capitale d’Haïti est toujours en proie à la violence armée et que les liaisons aériennes commerciales avec Port-au-Prince sont interrompues, quelle était la situation sur l’île avant votre rapatriement ?

Béatrice Ilias (B.I) : « Les conditions n’étaient pas faciles en raison d’une dégradation journalière de la situation. L’approvisionnement irrégulier en essence n’a pas facilité la communication et nos déplacements à travers la capitale étaient réduits. Nous avons enregistré des raretés en médicaments et beaucoup d’hôpitaux ont été vandalisés. Énormément de commerces et de maisons privées ont subi des dommages considérables. L’attaque du pénitencier national et l’évasion d’environ 4000 prisonniers n’ont pas aidé à se sentir en sécurité non plus. La situation en général était assez chaotique. »

Christelle Chignard (C.C) : « Tout d’abord il faut préciser que la situation de violence et d’insécurité ne concerne pas directement tout le pays mais principalement l’aire métropolitaine de Port-au-Prince situé dans le département de l’Ouest et aussi le département de l’Artibonite. Le blocage de la circulation libre des personnes et des biens affecte les autres départements du pays sur les aspects économiques, de santé, alimentaires et énergétiques. Maintenant que ceci est établi je peux m’exprimer sur la situation dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince où je vivais avant le rapatriement. L’évasion spectaculaire des 4000 détenus de la prison centrale et des nouvelles attaques organisées par les gangs alliés ont tout simplement décuplé le sentiment d’insécurité et les risques de dégradation supplémentaire de la situation sécuritaire. Les nouvelles des pillages et attaques contres des commerces, écoles, universités, entreprises et de simples passants étaient plus sordides et plus cruelles de journées en journées. Elles reflétaient le niveau supplémentaire de déchéances de perte de contrôle des autorités dans une situation déjà chaotique. Les nuits étaient entrecoupées à cause des tirs d’armes lourdes qui semblaient se rapprocher de plus en plus de jours en jours. L’angoisse, la peur et la hantise de voir débarquer dans mon quartier des gangs armés et de me voir ainsi que ma famille et employés obligés de fuir à n’importe quel moment pour sauver nos vies grandissait. Nous avions déjà des nouvelles et des images terribles de centaines de millier de personnes déplacées et, certains de nos compatriotes se sont retrouvés dans de telles situations et ont sauvé leur vie de justesse. »

Comment avez-vous été informées de l’opération de rapatriement et comment vous êtes-vous préparées pour ce départ précipité ?

B. I : « J’ai reçu un courriel de l’ambassade de France en Haïti me demandant de contacter un numéro dédié aux ressortissants français afin de confirmer la véracité de mes données personnelles. Ce que j’ai fait le mercredi 20 mars 2024. En raison de la situation en Haïti, j’avais déjà un bagage cabine prêt avec le strict minimum nécessaire pour 5 jours et mes papiers importants. J’étais prête au cas où j’aurais eu à me déplacer en urgence et quitter mon domicile. Laisser Haïti ne m’avait, à ce moment-là, pas traversé l’esprit. Le samedi 23 mars, j’ai reçu un appel du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) m’informant que des moyens avaient été mis en place pour assurer l’évacuation des ressortissants français vers la Martinique. Il me fallait me rendre le dimanche 24 mars au lycée Alexandre Dumas d’où je serai emmenée en hélicoptère sur un porte-avions français. Et là, il a fallu prendre une décision. J’ai rappelé le MEAE environ 3h de temps après qu’ils m’aient appelée pour les informer de ma décision de quitter momentanément Haïti. Et j’ai transféré mes affaires dans une valise puisque nous étions autorisés à emporter un bagage de 20kgs. »

C.C : « Etant conseillère et ayant des contacts avec l’Ambassade de France en Haïti sur la situation et les mesures à prendre pour la communauté française en Haïti je savais que les organes de l’ambassade et du centre de crise suivaient la situation de très près. Il y a d’abord eu un recensement des personnes désireuses d’être évacuées par les moyens qu’a décrit Béatrice. Les priorités étant données aux souhaits de départ pour raisons de santé puis, les familles avec enfants et les autres. Après avoir appelé le centre de crise, moins d’une semaine après, j’ai reçu un appel d’eux me demandant si nous étions prêts à partir dans les 24h. On m’a appelé le samedi soir à 19h et le dimanche à 12h30pm j’étais au point de rendez-vous. Environ 270 ressortissants français, européens et haïtiens ont pu bénéficier de cette opération d’évacuation. Le travail de coordination de l’Ambassade de France sur le terrain et du centre de crise à Paris est à applaudir. »

Pouvez-vous nous raconter comment s’est organisé le rapatriement organisé par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères ainsi que la marine nationale ?

B. I : « Arrivés au lycée, une équipe de militaires français nous attendaient pour nous faire passer les différentes étapes, à savoir contrôle des papiers et contenu des bagages, explication sur le déroulement des opérations puis acheminement vers des salles de classe où une collation nous était offerte et une prise en charge de nos bagages était en cours. Puis nous avons eu une séance pour nous expliquer comment monter dans l’hélicoptère. Une fois déposés sur le porte-hélicoptère, une autre prise en charge était organisée au niveau identité, spécificités médicales, remise d’un repas, de bouteilles d’eau et de draps. Chacun a choisi son lit. Au fur et à mesure, il a fallu attendre que tous les ressortissants soient amenés sur le porte hélicoptère et, une fois que tout le monde était là, nous avons pu quitter les eaux haïtiennes. L’équipe de l’ambassade de France en Haïti, du porte-hélicoptère Tonnerre ainsi que celle du Ministère de l’Europe ont fait preuve d’un sens de l’humain extraordinaire. Nous avons été encadrés tout au long de la traversée du début à la fin. Ils ont su donner un côté humain à cette évacuation. »

C. C : « Une fois arrivés au lieu de RDV nous avons été reçus par des soldats de l’armée française et des membres de l’Ambassade de France. Le soulagement était réel croyez moi! Les salles de classe du lycée français on été utilisées comme salle d’enregistrement, salle d’attente et de repos pour permettre que toutes les étapes se déroulent dans les meilleures conditions. Après les formalités et l’attente nous avons été évacués par hélicoptère vers le PHA Tonnerre Marine Nationale. Une fois arrivés, une prise en charge des personnes vulnérables a été faite, les enfants non accompagnés, les personnes ayant besoin de support psychologique, tous, nous avons reçu un accueil et un traitement qui a renforcé chez tout un chacun notre sentiment de fierté nationale et le sentiment que la France est un grand pays humaniste. Je salue et remercie pour leur professionnalisme, leur bienveillance et la qualité des interactions que nous avons eus, tous ceux qui ont participé à cette opération ; de l’équipe de l’Ambassade de France en Haïti, au staff du centre de crise du MEAE , au Proviseur du Lycée Alexandre Dumas M. Yann Maille et son staff, aux soldats et marins de l’Armée Française. Beaucoup des moments et des rencontres faites lors de cette opération resteront gravés dans ma mémoire. »

Continuez vous à recueillir des nouvelles de la communauté française sur place ? Quelle est la situation actuelle ?

B. I : « Je suis en contact journalier avec Haïti. Les activités ont repris. Un Premier Ministre a été nommé mais il y a beaucoup à faire. Ce gouvernement de transition a un agenda chargé. J’espère sincèrement que la population va retrouver un peu de paix et que des programmes seront mis en place pour relancer l’économie du pays. »

C. C : « Je n’ai jamais perdu le contact avec la communauté française en Haïti. La vie reprend peu à peu dans certains quartiers et d’autres quartiers sont toujours sous le contrôle des gangs. Nos compatriotes qui ont choisi de rester pour raison professionnelle ou personnelle ou familiale vivent en prenant les précautions d’usages. Ils parlent d’un « allez-mieux » tout en sachant que les gangs continuent d’opérer dans des zones défavorisées. Dans certains endroits comme Pétion-ville et ses environs, le haut de l’agglomération de Delmas, les commerces fonctionnent mais le coût de la vie a fortement augmenté. Le Centreville de Port-au-Prince en revanche, comme vous l’avez peut-être vu dans le reportage de France 24 International de fin mai, est une ville fantôme. Les gangs du sud de Port-au-Prince et particulièrement de la zone de Martissant tentent de repousser leurs frontières vers les villes du Sud de Gressier et Léogane mais la police nationale résiste tant bien que mal. La circulation sur les routes nationales pour les véhicules privés est toujours impossible. »

Selon vous, quelles seraient les mesures que vous estimez nécessaires pour restaurer la stabilité dans le pays ?

B. I : « La sécurité publique n’est pas mon domaine. Mais le passé a su nous prouver qu’il était possible de faire régner un climat propice à la paix en Haïti. »

C. C : « C’est une question très complexe car Haïti et les Haïtiens sont victimes d’une crise pluridimensionnelle. Cependant, c’est avant tout à mon sens une crise morale, identitaire et patriotique qui a entrainé Haïti dans cette situation chaotique. »

Si la situation en Haïti s’améliore, envisagez-vous d’y retourner ?

B. I : « Oui »

C. C : « Oui, Je souhaite sincèrement pouvoir retourner en Haïti. D’autres sont déjà de retour mais attendons le déploiement de la force multinationale et les résultats sur le terrain.  Je souhaite que toutes celles et ceux qui vivent dans la zone métropolitaine, et dans les zones à risque, Haïtiens et Français vivant en Haïti, puissent retourner à leur activités privées et professionnelles sans crainte dans un futur proche. »

Avez-vous autre chose à ajouter ?

B. I : « Un énorme merci à tous ceux qui ont rendu cette évacuation possible. »

C. C : « Un grand merci à l’ASFE qui se préoccupe toujours de partager les informations et les nouvelles sur Haïti et la communauté française. Continuez à faire mettre la lumière sur ce qui se passe là-bas. Il y a malheureusement encore beaucoup de souffrance et de victimes collatérales. »

Christelle Chignard, Conseillère des Français en Haïti
Béatrice Ilias, Coordinateur de Programme BIT en Haïti
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