Émilie Tran-Sautedé est Conseillère des Français de l’étranger, dans la circonscription de Hong-Kong et Macao, où elle représentante aussi l’ASFE. Et surtout, elle est enseignante-chercheuse en Sciences Politiques. Nous avons souhaité lui poser quelques questions, théoriques et pratiques, sur l’évolution de la notion de démocratie.
Conséquences institutionnelles de la pandémie mondiale, émergence et installation durable de courants extrémistes, fake news, guerres, coups d’Etat multiples… ces dernières années ont marqué un net recul de la démocratie telle que nous la connaissions. Quelle analyse globale peut-on faire sur l’évolution de la notion de démocratie ? Allons-nous vers un changement pérenne de modèle ?
Le politologue, Samuel P. Huntington, a montré comment la démocratie s’est répandue en trois vastes vagues mondiales, la première commençant en 1776, avec la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis d’Amérique et s’étalant au cours du 19ème siècle. La victoire des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation ont déclenché la seconde vague, qui fut une longue expansion de la démocratie de l’après-guerre. Enfin, l’effondrement de l’Union soviétique a accéléré la troisième vague de démocratisation – qui avait débuté au Portugal en 1974 et a ensuite balayé l’Europe centrale et méridionale, l’Amérique latine, une grande partie de l’Afrique subsaharienne et l’Asie. Un autre éminent politiste, Larry Diamond, a été l’un des premiers experts en démocratie à tirer la sonnette d’alarme.
Après trois décennies au cours desquelles la démocratie s’est répandue et une autre au cours de laquelle elle a stagné, avant de s’éroder lentement mais sûrement, nous assistons aujourd’hui à un recul des régimes démocratiques à travers le monde. Pour Diamond, la troisième vague de démocratisation a fait place à une vague de récession démocratique, laquelle s’aggrave depuis 2006 environ. Le monde est à deux doigts de basculer dans le despotisme, écrit-il dans son dernier ouvrage intitulé Ill Winds: Saving Democracy from Russian Rage, Chinese Ambition, and American Complaisancy [Vent mauvais : sauver la démocratie de la colère russe, de l’ambition chinoise et de la complaisance américaine], Diamond analyse les défis auxquels sont confrontées les démocraties libérales aux États-Unis et dans le monde à ce moment charnière de l’histoire de l’humanité : nous vacillons entre une nouvelle ère de tyrannie et une ère de renouveau démocratique. Aussi Diamond exhorte-il les gouvernements libres à défendre leurs valeurs et les citoyens libres à exercer leurs droits, tout en faisant des recommandations concrètes et éclairées pour, entre autres, lutter contre la polarisation, réduire l’influence de l’argent en politique et faire en sorte que chaque vote compte.
Dans cette lutte acharnée qui se joue entre la démocratie et le despotisme, je crois sincèrement que chaque Française et chaque Français, en France comme à l’étranger, a son rôle à jouer, en évitant de succomber à l’infox [fake news] par exemple, ou encore en exerçant ses droits de citoyen libre en allant voter. La France fait partie des pays qui permet à ses ressortissants à l’étranger de voter. Usons de ce droit ! En juin 2024, j’espère que les Françaises et les Français de l’étranger seront nombreux à exprimer leur voix aux élections européennes, démontrant ainsi notre attachement aux valeurs qui ont permis de construire une communauté de destin au cœur d’un continent ravagé par deux guerres mondiales terriblement meurtrières.
Des études – déjà anciennes – montrent que l’attachement à la démocratie, en particulier des générations les plus jeunes, est en nette baisse. La tentation pour des régimes autoritaires s’intensifie. Qu’est-ce que cela signifie ?
A mon sens, ce n’est pas tant le rapport des jeunes à la démocratie mais plutôt le rapport que les jeunes entretiennent avec la politique qui a changé. Les études montrent que les jeunes ne savent plus où se positionner sur l’échiquier politique, leur opinion politique serait mal représentée à l’Assemblée ; ils pensent aussi que la classe politique est corrompue dans l’ensemble. Autant de raisons pour se détourner de l’offre politique traditionnelle : ils ne croient plus dans le système partisan qui impose de faire des compromis et partagent une forme de désintérêt voire de méfiance envers la démocratie représentative. Mais, pour autant, ils ne jettent pas le bébé avec l’eau du bain. Car pour faire avancer les causes qui leur tiennent à cœur, ces jeunes-là ont adopté d’autres pratiques qui attestent de leur attachement à l’idéal démocratique. Fini l’engagement dans les partis politiques ou les syndicats. Ils jettent leur dévolu dans toutes sortes d’associations que ce soit dans l’entraide, l’humanitaire, le caritatif ou l’environnement… L’engagement associatif des jeunes est en augmentation à mesure que leur participation aux élections baissait.
Début 2019, Hong-Kong – où vous résidez – a été le théâtre d’un des derniers grands mouvements d’ampleur visant à défendre la démocratie. Pouvez-vous revenir sur cet épisode ? Qu’en est-il resté ?
Jusqu’en 1997, Hong Kong était gouvernée par la Grande-Bretagne en tant que colonie, puis restituée à la Chine. Dans le cadre du principe « un pays, deux systèmes », le pays jouit d’une certaine autonomie et sa population de davantage de droits.
Au printemps 2019 des manifestations ont débuté à Hong Kong contre le projet de loi d’autoriser l’extradition vers la Chine continentale. Les opposants au projet de loi craignaient que cela puisse porter atteinte à l’indépendance judiciaire de Hong Kong et mettre non seulement les dissidents en danger, mais aussi la communauté d’affaires, et tout un chacun, aussi bien les Chinois que les étrangers. Les affrontements entre policiers et militants sont devenus de plus en plus violents, la police tirant à balles réelles et les manifestants attaquant les policiers et lançant des cocktails Molotov. Sous la pression populaire, le projet de loi a été retiré en septembre 2019, mais les manifestations se sont poursuivies, les manifestants, exigeant une démocratie totale et une enquête sur les actions de la police.
La répression politique qui s’en est suivie est légalement justifiée par la promulgation de la loi sur la Sécurité nationale (LSN) en juin 2020. Depuis février 2023 le « procès des 47 » : politiciens, avocats, universitaires, journalistes, travailleurs d’ONG et militants, sont jugés sous le coup de la LSN, au motif d’avoir organisé et participé, en 2020, à des primaires en vue de l’élection du LegCo, l’assemblée législative locale. En avril dernier, le secrétaire à la Sécurité faisait part de sa satisfaction face au « travail sérieux » mené dans les procès impliquant la LSN, soulignant qu’ils avaient donné lieu à un taux de condamnation dans 100% des cas… Pour nombre d’observateurs, le procès des 47 symbolise tout bonnement la mort de la société civile à Hong-Kong, étendant à la Région administrative spéciale la répression sans faille qui s’abat sur les avocats des droits de l’homme, les universitaires libéraux, les journalistes, les militants des ONG et les membres des églises clandestines en Chine continentale depuis 2015.
Aujourd’hui, les dirigeants de la ville insistent sur le fait qu’ils ont rétabli l’ordre. Prédisant un avenir prospère à ses habitants, ils répètent à l’envie que « Hong Kong is back ». Et pour appuyer leur dire, le gouvernement a lancé une offensive de charme à travers le monde avec « Hello Hong Kong » : pas moins de 700 000 (!) billets d’avion sont offerts aux touristes qui visitent Hong-Kong en 2023…
Après avoir classé Hong-Kong pendant 25 ans à la première place de son Index des libertés économiques, ce dont le gouvernement local ne manquait jamais de se vanter, la Heritage Foundation américaine a décidé, en 2021, de ne plus intégrer Hong-Kong dans ce classement international, indiquant que la perte de certaines libertés politiques fondamentales avait rendu « la ville presque indiscernable des autres grands centres urbains chinois », la mainmise sécuritaire imposée par Pékin ayant fait voler en éclats l’idée même du « haut degré́ d’autonomie » dont était censé bénéficier Hong-Kong par sa constitution. Par ailleurs, Hong-Kong s’est effondré dans le classement sur la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, passant du 18ème rang en 2002… à la 140ème position en 2023 !
Dans le domaine de l’éducation, selon les chiffres officiels, plus de 64 000 élèves – de la maternelle au secondaire – ont été désinscrits des écoles locales en 2021 et 2022, soit 4% de la population en âge de scolarisation. Toujours selon le bureau de l’Éducation, 6 550 des 72 374 enseignants ont quitté leur poste au cours de l’année scolaire 2021-22. Les parents et les enseignants invoquent la loi sur la Sécurité nationale, et l’accent mis sur « l’éducation patriotique », comme motif de départ. Dès l’école primaire, les élèves doivent en effet se familiariser avec les notions de « sécession », « subversion », « activités terroristes » et « collusion avec un pays étranger ». Les liberal studies censées développer la pensée critique, ont été remplacées par un cours de « citoyenneté et développement social », lequel met l’accent sur la loyauté envers les autorités. Aux prises avec ces départs massifs, les écoles ont donc bien du mal à recruter des enseignants et des élèves, et certaines sont menacées de fermeture.
Débutée dès 2020, la purge en cours dans les bibliothèques publiques a d’abord concerné les livres sur la désobéissance civile. Aujourd’hui, c’est près de 40 % des livres, magazines, vidéos et documentaires ayant trait à la politique, y compris ceux produits par le radiodiffuseur public RTHK, qui ont désormais disparu. Premiers visés : les références à la répression de Tiananmen en 1989 et les mémoires des activistes hongkongais en prison ou en exil.
Trois ans après la promulgation de la LSN, Hong Kong a donc profondément changé. Certes, il y a eu la pandémie. La fuite en avant et l’obstination du maintien de la politique zéro Covid a profondément impacté les routines quotidiennes, provoquant détresse économique et psychologique et encourageant l’émigration. Gageons que ceux-là s’estomperont avec le temps. En revanche, les changements politiques ont profondément et durablement bouleversé l’identité du territoire. Le nouveau système électoral de la ville mis en place en mars 2021 interdit toute forme de contestation et confie aux seuls « patriotes » – entendons les thuriféraires de Pékin – tous les leviers du pouvoir. Ainsi, parce que le processus de pré-sélection des candidatures aux élections législatives s’est fortement rigidifié, seul un indépendant, très modéré, fait partie des 90 membres du LegCo élus en 2021. Un an avant seulement, c’est-à-dire avant que ne soient imposés la LSN et le nouveau code électoral, l’opposition démocratique pouvait espérer emporter une majorité des sièges…
Et si le gouvernement de Hong-Kong ne cesse de déclarer que la refonte du système assure la stabilité et la prospérité de la ville, ces changements font l’objet d’une condamnation générale des pays démocratiques, y compris en Asie, et des institutions internationales.
Il n’est dès lors pas étonnant que Hong-Kong connaisse une réduction alarmante de sa population. Quand on ne peut plus aller à l’urne, on vote avec ses pieds. La population de Hong-Kong a ainsi officiellement connu sa plus forte diminution en 60 ans, due à une vague d’émigration sans précédent. Le nombre de résidents est passé de 7,52 millions fin 2019 à 7,29 millions mi-2022. Environ 110 000 habitants sont partis au cours du premier semestre 2022. Le nombre de personnes âgées de 20 à 29 ans est passé de 11,8 % de la population en 2019 à 9,9 % en 2022. Plus de 130 000 Hongkongais ont déménagé au Royaume-Uni au cours des 18 premiers mois après que le gouvernement britannique a ouvert un régime spécial de visa en janvier 2021. Des milliers de personnes ont immigré au Canada, notamment en Colombie-Britannique. Le recensement de 2021 dans la région métropolitaine de Vancouver montre une augmentation de 6,1 % des personnes nées à Hong Kong.
Pour pallier cet exode, le Chef de l’Exécutif de Hong-Kong, John Lee Ka-chiu, a lancé en décembre 2022 un ambitieux programme pour attirer les talents du monde entier, Top Talent Pass Scheme. Un visa de deux ans est offert aux demandeurs, sans obligation de trouver un emploi, à condition que lesdits demandeurs aient perçu un salaire annuel d’au moins 2,5 millions HKD (297 000 euros) au cours de l’année écoulée, soient diplômés des « 100 meilleures universités » du monde, avec trois ans d’expérience professionnelle. Sur les 14 240 demandes enregistrées au cours des deux premiers mois après le lancement de la campagne, 8 797 ont été approuvées et environ 95% des candidats ayant obtenu ce visa ultra élitiste viennent de Chine continentale…
Emilie Tran-Sautedé