L’ASFE a eu l’occasion de s’entretenir avec Stéphane Renard, psychothérapeute et psychanalyste. Ce dernier met à la disposition des ressortissants français un service d’aide et de soutien spécialisé pour les personnes en situation d’expatriation.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
J’ai vécu adolescent une expatriation de plusieurs années en Afrique de l’Ouest où je n’avais jamais mis les pieds. L’Afrique était pour moi un pays de brousse. Un pays imaginaire que nous découvrions avec jubilation dans un feuilleton télévisé : Daktari. Mon père était officier. Nous vivions dans l’Oise. Après quinze ans de vie militaire, il avait accepté une responsabilité civile de cadre dirigeant dans un groupe de textile en République Populaire du Bénin. À l’époque c’était le Dahomey. Nous étions une famille de quatre enfants dont j’étais l’ainé. Bientôt ce fût le grand jour. L’aéroport de Roissy. L’escale à Abidjan. D’un seul coup, sur le tarmac, un soleil de plomb vous tombe sur les épaules. Ça y est. On y était.
J’ai vécu 5 ans en rupture de tous les codes, habitudes, élaborations et projets de mes petits camarades. J’avais des loisirs d’un autre ordre. Nous étions une centaine « d’expats », dont environ trente enfants perdus au milieu de nulle part. Un monde clos, avec un club privé. Il y avait ceux qui cultivaient l’entre soi et d’autres qui se fondaient dans la vie locale.
Nous revenions en France l’été, pour les grandes vacances. Et puis il y a le retour…définitif. C’est ce qui m’a mis au travail. Le décalage était énorme. La scolarité de l’enseignement à distance est particulière, fondée sur un principe d’auto-aprentissage dirigé. Une grande partie de la vie scolaire organisait la socialisation. Il n’y avait pas de lycée français. Notre classe se composait, comme autrefois dans les campagnes, de multi-niveaux, étagés dans les âges de 5 à 15 ans et dans l’apprentissage du CM1 à la troisième. Pour un seul répétiteur. Et des horaires légers.
Quand nous sommes rentrés j’avais 16 ans. Retrouver la scolarité classique fût assez difficile. L’anonymat de la multitude, les horaires, et aussi les niveaux posaient problème. J’ai passé le bac puis ce fût Paris, une école de commerce et la vie professionnelle comme commercial dans l’informatique. Je me suis marié. J’ai vécu en famille avec nos deux enfants. Le premier a fait une école d’ingénieur, la deuxième une école de théâtre. J’ai fait du conseil. Et peu à peu s’est imposé un intérêt croissant pour la psyché, l’humain, les rapports à soi et aux autres. J’ai fais ce qu’on appelle une reconversion professionnelle en 2010, une sorte de grand bouleversement. Un alignement de la vie avec les valeurs essentielles qui vous soutiennent. Retour à la faculté Paul Valery à Montpellier pour un Master en psychanalyse et une école de psychopathologie : l’EPHEP. Puis le travail en institution et la création du cabinet. Aujourd’hui je suis un professionnel de santé. Je suis psychothérapeute et psychanalyste en cabinet privé, dans le troisième arrondissement de Paris, du côté de la place de la République entre le célèbre Cirque d’Hiver et la place des Vosges, c’est le quartier du marais.
L’expatriation est une expérience de vie qui peut engendrer beaucoup d’inconvénients : écarts culturels, mal du pays, difficulté d’intégration, situation d’exil, etc. Quels sont les principaux troubles psychologiques dont peuvent être victimes nos compatriotes à l’étranger ?
J’ai reçu des expatriés qui rentraient du Viet Nam, un peu par hasard. Et nous étions tout de suite en terrain connu. Arriver dans un pays étranger pour y vivre est toujours une aventure avec un grand A. Le dépaysement suscite une excitation. Tout est nouveau, intéressant, étrange : c’est le décalage culturel. Il provoque une grande richesse d’émotion. C’est beaucoup, et parfois un peu trop. Il y a là comme un excès de quelque chose, ce qui fait que les difficultés sont exacerbées par l’éloignement et la situation d’exil. Un problème de couple par exemple. Impossible d’avoir le soutien de proximité de la famille. Le réconfort et l’aide qu’apporte un parent, un proche à qui il est toujours possible de parler. De même le pote de toujours, ou la bande de copains ou de connaissances fait défaut. Impossible de faire ce petit break qui consiste à aller se ressourcer dans le café qui abrite habituellement les rituels de convivialité. À l’étranger l’expatrié est très seul. C’est un étranger chez les étrangers.
Mais cet enthousiasme que provoque l’intérêt d’une nouvelle culture est également lié à une forte absence. Celle des repères habituels. Par exemple, l’augmentation brutale du niveau de vie. L’aisance, que donne un pouvoir d’achat d’autant plus fort qu’il est relatif à la situation locale, se paye néanmoins. Pendant le temps de l’expatriation, l’apprentissage de moyens étendus libère des heurts qui maintenaient le désir de s’en défaire. C’est déjà une modification en profondeur qui sera exacerbée, à l’inverse, au retour.
Vous mettez à disposition des ressortissants un service d’aide et de soutien psychologique spécialisé. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre approche ? Sous quelle forme les consultations sont-elles effectuées ?
Au fil des rencontres et du bouche à oreille sont arrivés des demandes venant d’expatriés en situation de souffrance, en Israël, aux Émirats, en Argentine : comment faire ? J’ai la chance, dans l’association professionnelle[1] qui est la mienne, d’avoir de nombreux contacts et correspondants au Brésil. Là-bas s’est développé avec beaucoup d’avance sur l’Europe, une pratique de soins psychothérapeutiques avec l’utilisation des technologies, des entretiens à distance, à travers la vidéo ou d’autres médias. Nous avons étudié avec beaucoup de sérieux ces techniques d’outre atlantique. Une entretien à distance, surtout à travers une image, emporte des effets propres. Le contact est différent. Une grande partie de l’empathie se dissout dans le vortex numérique. Ne reste presque plus que la voix.
L’expatriation exacerbe les tensions latentes. C’est un déclencheur. En quoi ? La terre promise est un horizon, et l’horizon est inatteignable, par définition. Une fois le soufflé retombé, l’attrait de la nouveauté, l’enrichissement extraordinaire de la rencontre avec une terre d’exil provisoire, reviennent les questions un temps oubliées. Une jeune patiente, partie, après bien des hésitations, retrouver son copain expatrié en Chine, s’est rendue compte une fois à Hong Kong que rien n’avait changé dans leur relation. S’ils avaient accepté la séparation géographique momentanée d’un commun accord, pour autant les retrouvailles emportaient avec elles les même modalités qui avaient présidé à leur séparation. Sauf qu’une fois sur place, moins de latitude et l’exigence accrue de compromis s’étaient exacerbées. Il faut parfois faire 10 000 kilomètres pour se rendre compte qu’on emporte avec soi l’essentiel de ce qui fait son identité, ses affects, son rapport à soi et aux autres.
L’ASFE a lancé il y a quelques mois le projet SAVE YOU. C’est une plate-forme de protection, de soutien, d’entraide et d’accompagnement pour les femmes françaises établies hors de France et leurs enfants, victimes de violences conjugales et/ou intrafamiliales. Pensez-vous que le climat conjugal à l’étranger est plus fragile que celui en France ?
Peut-on dire que l’expatriation fragilise ? Les exemples sont aussi divers que divergents. Pour certains c’est un formidable creuset d’identité, les relations de couple se verront renforcées dans une complicité féconde; pour d’autres l’entre soi sera étouffant et l’ouverture à la culture locale, aux ressortissants du pays, provoqueront une extraordinaire découverte; pour d’autres encore des tensions anciennes viendront éclore. Est-ce pour autant l’expatriation qui en sera la cause ? On se perd toujours à chercher une cause originelle unique tant les composantes des affects sont multiples. L’exil de l’expatrié est réel, déterminé et volontaire. Mais l’éloignement crée le vide, l’isolement. Parfois, la nostalgie latente dissimulée par la nouveauté se rappelle à nouveau.
Ce qui importe dans les manifestations des difficultés pathologiques c’est de rétablir la circulation désirante. C’est la même chose quel que soit le lieu, l’origine ou la pathologie. Un deuil, un traumatisme fixe une stase de l’esprit. On ne pense qu’aux disparus, aux circonstances d’un choc violent, ou encore à l’origine d’une grave dispute. Il s’agit dans nos entretiens de rétablir la circulation libre, sans entrave, de l’esprit, de la dialectisation.
Avec les technologies c’est désormais possible à distance. Notre protocole comprend les critères classique d’un cure et des aménagements. Les avatars de la liaison technique sont dialectisés. Des entretiens à heures fixes, un appel convenu à l’avance. Un mode opératoire toujours le même. Pour palier l’usure de la vidéo le patient va modéliser, chez lui, une réplique de cabinet. La station allongée sera prescrite, la position du téléphone, toujours la même, étudiée pour restituer la présence du thérapeute hors de son regard. Le rapport au corps étant un rapport à l’écran et à la voix c’est cette dernière qui est privilégiée.
Le commencement d’une nouvelle vie dans un pays étranger ou, à l’inverse, la perspective d’un retour en France peut susciter beaucoup d’anxiété. Comment expliquez vous cette angoisse provoquée par cet état de transition ?
Il y a bien sûr chez les expatriés une grande diversité de situations personnelles et c’est à chaque fois un individu singulier qui doit s’adapter, vivre loin des siens et des institutions. Pour autant, ils emmènent avec eux ce qui nous rassemble au delà des frontières : la langue. Et cette langue, c’est du pays qu’elle leur parle dans l’intimité de leur parcours et dans leur vie quotidienne. La littérature de l’exil abonde. Les expatriés sont des exilés volontaires. Ils n’en restent pas moins des sujets qui s’affrontent à une autre culture et une autre langue. C’est à franchir ces heurts et savoir se faire aider, que s’organise la continuation harmonieuse d’un parcours singulier.
S.RENARD – Psychothérapeute et psychanalyste.
[1] Association Lacanienne Internationale, Paris.