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La Turquie à l’aube du dernier mandat d’Erdogan

Dimanche 28 mai en Turquie, le président sortant Recep Tayyip Erdogan a remporté l’élection présidentielle face au candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu. Il a été déclaré vainqueur par la commission électorale avec 52,18% des voix. Retour avec Belgin Özdilmen, Conseillère des Français de l’étranger à Istanbul, sur une élection qui laisse un pays divisé.    

À l’aube des élections, le président Recep Tayyip Erdogan était annoncé perdant par la presse et les sondages. Comment expliquez-vous cette erreur de pronostic ?

Vu le contexte politique, économique, l’inflation galopante, le pouvoir d’achat fortement en baisse des Turcs, la gestion très critiquée des séismes, Recep Tayyip Erdogan était effectivement annoncé en difficultés pour ces élections. D’autant qu’il avait face à lui une opposition très organisée, coalition de 6 partis emmenée par Kemal Kiliçdaroglu du Parti Républicain du Peuple.

Ce dernier a en effet réussi à réunir autour d’une même table divers courants de l’opposition : nationaliste, libéral, conservateur ou européen. Une telle alliance représentait la Turquie dans toute sa diversité. L’opposition avait insufflé de l’espoir à une grande partie de la population à travers son discours. Une grande partie de la population turque s’était laissée bercer par cet espoir de changement.

Malgré tous ces paramètres favorables, Erdogan a réussi à faire mentir les sondages. Le peuple turc s’est prononcé, une fois de plus, en sa faveur. C’est lui qui, une nouvelle fois, sera à la tête du pays pendant cinq ans. Alors que les sondages et la presse le donnaient perdant, il est sorti des deux scrutins en tête avec 49,51% des voix au 1er tour et 52,18% au 2nd tour. Au pouvoir depuis 20 ans, Erdogan a ainsi montré une nouvelle fois sa capacité de résistance. II s’est appuyé sur les valeurs traditionnelles, a utilisé le populisme, la religion et n’a pas hésité à radicaliser le nationalisme tout au long de sa campagne électorale.

Toutefois, même s’il a remporté ces élections, il n’a jamais été aussi fragile. D’abord, il a dû se plier à un second tour pour la première fois de sa carrière. Ensuite, son opposant Kemal Kiliçdaroglu a totalisé 44,88% au premier tour et 47,82% au second. C’est presque la moitié des électeurs ! Kiliçdaroglu a également devancé le Président dans les trois plus grandes villes du pays : Istanbul, Ankara et Izmir.

Cette opposition peut être satisfaite du chemin parcouru. Certes, Erdogan dispose toujours d’une base solide mais elle présente désormais de sérieuses fragilités. Il prêtera serment vendredi 2 juin et devrait annoncer la composition du nouveau cabinet ministériel le même jour.

En dépit de la crise économique, d’un climat liberticide et d’une certaine usure du pouvoir, Erdogan convainc toujours. Qu’est-ce qui a fait la différence selon vous ?

Tout cela n’a pas pesé suffisamment. En effet, même s’il est minoritaire dans les trois grandes villes du pays, presque toute l’Anatolie a choisi de lui faire confiance. Il a ainsi réussi à faire oublier l’inflation qui impacte le quotidien de ces gens en leur attribuant des aides et en augmentant les salaires des fonctionnaires pendant les semaines qui ont précédées les élections.

Dans les zones sinistrées par le séisme, les citoyens qui étaient en colère contre lui ont changé de position depuis février et ont préféré voter en sa faveur. Les aides distribuées ces dernières semaines ont très certainement eu un impact majeur. Aussi, ces personnes qui ont absolument tout perdu, sont persuadées qu’il y a plus de chance qu’Erdogan les aide à reconstruire leur maison, malgré une confiance limitée en lui.

Au-delà de ces aides, Erdogan a su surtout séduire les Turcs par son discours fondé sur le nationalisme. Il ne faut pas oublier qu’en Turquie le vote est avant tout motivé par les idéologies politiques et non par les données économiques. Dans ce contexte, le soutien apporté par les Kurdes à l’opposition a déplu à de nombreux citoyens, ce qu’Erdogan n’a pas manqué d’exploiter à son avantage.

« L’opposition aurait davantage affronté l’État que le candidat Erdogan »

Les Turcs qui ont voté pour lui – ou qui se sont abstenus – ont également considéré le fait que l’opposition réunissait autour de la table 6 personnes qui n’ont rien en commun. Le soutien apporté au second tour à Kilicdaroglu par Ümit Özdağ, le leader du parti de la victoire, l’a également desservi. Il a ainsi obtenu moins de suffrage qu’il n’aurait dû. Enfin, je tiens à rappeler que le candidat de l’opposition ne faisait pas l’unanimité. Nombreux sont ceux qui ont soutenu la candidature de Mansur Yavaş, maire d’Ankara ou d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul. Ils sont convaincus que leur candidature aurait fait la différence.

Cette opposition fait également état d’une campagne électorale très déséquilibrée. Les élections n’auraient pas été équitables dans la mesure où Erdogan aurait utilisé tous les moyens de l’État, aussi bien humains que financiers, pour mener sa campagne. Sur les chaines télévisées, il aurait bénéficié d’un temps de parole largement supérieur à Kilicdaroglu. De même, la presse est détenue à près de 90% par les partisans du pouvoir. Dans cette élection, l’opposition aurait ainsi davantage affronté l’État que le candidat Erdogan.

Un mot sur le taux de participation particulièrement élevé ?

Les Turcs ont toujours donné beaucoup d’importance aux élections et se déplacent aux urnes massivement. Mais cette fois-ci, ils se sont encore davantage mobilisés : 87,04 % de Turcs sont allés voter au 1er tour et 84,2% au second tour. C’est une participation record.

La société civile s’est fortement impliquée, avec la mobilisation de milliers d’observateurs issus des différents partis politiques mais aussi d’observateurs étrangers, dont 350 de l’OSCE. Ils ont été déployés dans les bureaux de vote pour surveiller et assurer le bon déroulement du scrutin. Les votes ont ainsi été recomptés à plusieurs reprises. Pourquoi autant d’engouement ? Tout simplement parce que les Turcs sont conscients que c’est leur avenir qui est en jeu.

65% des Turcs résidants en France sont pro-Erdogan. Comment l’expliquez-vous ?

Il y avait 399.365 personnes inscrites sur les listes électorales consulaires en France. Ils ont voté en faveur d’Erdogan avec 64,76% (126.572 voix) des suffrages au premier tour et 66,57% (126.212 voix) au second tour. Pour comprendre ce choix, il faut s’intéresser au tissu social de ces Turcs résidants en France. Les immigrés turcs sont plutôt issus de l’Anatolie centrale, partie de la Turquie où Erdogan a recueilli le plus de voix. Ils votent donc naturellement pour Erdogan qui met en avant le nationalisme, le populisme et la religion.

Il faut également souligner le rôle que joue Erdogan sur la scène internationale. C’est grâce à lui que la Turquie a son mot à dire, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique. Ils sont fiers de leur pays et ça, ils le doivent à Erdogan ! C’est ainsi qu’on a pu observer le même phénomène en Allemagne où, rappelons-le, le nombre d’électeurs turcs s’élève à plus de 1,5 millions.

« Ils sont fiers de leur pays et ça, ils le doivent à Erdogan ! »

Ces élections ont révélé une société turque divisée entre deux blocs de presque égale importance, ayant des perceptions différentes voire antagonistes de l’avenir de leur pays. Une réconciliation est-elle possible ?

Il y a effectivement deux blocs en Turquie qui sont presque d’égale importance : le bloc conservateur, rural, patriarchal et nationaliste qui soutient Erdogan ; et le bloc urbain, kémaliste et laïque qui est pro-Kilicdaroglu. Ces deux blocs ont une perception différente de l’avenir de leur pays avec des projets de société totalement divergents.

Toutefois, cette polarisation n’est pas propre à la Turquie. Nous pouvons observer la même tendance par exemple aux Etats-Unis et au Brésil. Toujours est-il que cette hostilité sur la scène politique est moins ressentie dans le quotidien des Turcs. Ils se côtoient sans réelle difficulté.

Également vainqueur des législatives, le Président bénéficie de la majorité absolue au Parlement. Quelles politiques a-t-il l’intention de mener ?

Même si l’AKP – parti de la Justice et du Développement – a perdu quelques sièges au parlement, la coalition au pouvoir a su conserver la majorité. Erdogan a ainsi toutes les cartes en main pour appliquer son programme de 481 pages.

Sur le plan économique, il s’est engagé à mettre un terme à la problématique du déficit du commerce extérieur de la Turquie. C’est ce qu’il essaye de faire depuis des années et nous constatons que la situation ne fait que s’empirer. Il s’est également engagé à faire chuter l’inflation en dessous du seuil des 10 % dans l’idée d’améliorer le pouvoir d’achat. Enfin, il a également promis une augmentation du salaire minimum supérieure à l’inflation, prévue pour le mois de juillet. Pour rappel, celui-ci était passé de 4.253,40 TL net (environ 192 €) à 8.506 TL net (environ 385 €) en janvier dernier.

Sur la politique extérieure, Erdogan souhaite poursuivre le dialogue pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Il a également dit qu’il poursuivrait sa politique de normalisation des relations avec la Syrie. À propos de sa politique migratoire, qui est corrélée à la question syrienne, il a déclaré qu’il s’assurerait du retour « volontaire, en sécurité et dans le respect de l’honneur » des réfugiés dans leur pays.

Enfin, concernant les zones sinistrées par les séismes, il s’est engagé à reconstruire rapidement. Il a en outre prévu de donner plus de compétences et de responsabilité à l’AFAD, l’agence publique de gestion des catastrophes, afin qu’elle puisse faire preuve d’une plus grande efficacité face à d’éventuelles catastrophes naturelles.

Au sein de l’AKP, qui à terme pourrait succéder à Recep Tayyip Erdogan ?

Il est vrai que des soupçons planent sur sa santé. Il a d’ailleurs fait un malaise récemment lors d’une intervention télévisée. Qui pourrait lui succéder ? Trois noms reviennent : Suleyman Soylu, ancien ministre de l’intérieur désormais député ; Selçuk Bayraktar, le gendre d’Erdogan ; et enfin son fils, Bilal Erdoğan.

Belgin Özdilmen
Conseillère des Français de l’étranger
à Istanbul


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