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Françoise Huguier : voyageuse de l’intime

Bigoudène fière de ses origines, la photographe Françoise Huguier a sillonné l’Europe, l’Afrique et l’Asie avec son appareil. Qu’il s’agisse de mode ou de reportage, elle porte un regard singulier sur le monde. Fondatrice de la Biennale de photographie de Bamako, son travail sur l’intimité, la vie sociale et les traces de l’histoire lui vaut d’être lauréate de nombreux prix prestigieux et de recevoir, en 2012, les insignes d’Officier des Arts et des Lettres. Consciente des enjeux écologiques, elle s’apprête à publier un livre de photographie sur la Sibérie.

Vous venez d’être élue à l’académie des beaux-arts au titre du siège V de la section photographie. Comment souhaitez-vous incarner cette mission qui couronne votre carrière hors-norme ? 

Le plus intéressant dans ce collège est l’interdisciplinarité. Les réunions hebdomadaires sont extrêmement variées, allant des partitions de musiques du XIXe siècle à la place du documentaire dans la société actuelle. Cette variété des sujets, des approches ouvre le regard. On y apprend par exemple que les musiciens actuels utilisent de moins en moins de partitions, notamment en raison des droits d’auteurs.  

Je suis très curieuse, j’aime énormément découvrir de nouvelles choses. J’ai toujours été très influencée par le cinéma, les questions portant sur cet art m’enrichissent énormément. J’aime que mes photos soient en mouvement, jamais figées, qu’elles s’éloignent de la peinture pour se rapprocher du cinéma. J’ai besoin de cette liberté, je suis connue pour couper les têtes de mes photos, le nombre d’or, je n’en ai rien à faire, c’est moi qui décide ! 

Pour en revenir à l’Académie, les différents prix remis sont soumis au vote de l’ensemble des académiciens. Cela permet de poser un regard transverse sur l’art. Je suis très heureuse d’occuper ce fauteuil mais je n’ai pas encore assez de recul pour porter un regard plus profond sur cette fonction. J’ai cependant pu remarquer la faible diversité sociale dans notre assemblée collégiale.  

En octobre 2022, vous présentez une exposition « De femme à femmes » et avant ça dans votre livre Secrètes, vous portez un regard très intime sur les femmes. Que permet l’objectif de l’appareil ? De quelles évolutions de la place de la femme avez-vous pu être témoin ? 

Ce n’est pas tant l’évolution de la place de la femme dont j’ai pu être témoin. C’est surtout l’altérité de chacune, la diversité des cultures et des visions de la femme dans le monde. Si je photographie beaucoup de femmes, c’est parce que je photographie l’intime, le privé, le pudique. Et dans beaucoup de cultures, ce sont les femmes qui font vivre cette partie de la vie.   

En tant que femme, il est aussi plus facile pour moi d’intégrer cet univers, ça change beaucoup de choses. Dans certaines cultures polygames, l’homme n’a pas de chambre, il passe d’un couchage à l’autre, il ne possède pas de lieu intime. Ces moments-là sont aussi propices à des conversations très fortes sur l’excision ou le mariage polygame, les relations entre chaque épouse. J’ai beaucoup appris de ces cultures par l’intimité.  

 
Dans le cadre du Grand Paris, j’ai pris en photos 45 familles dans des logements sociaux. Ma méthode est particulière, je le sais. Je me rends dans leur logement, je ne prends pas de photos. Je discute, longuement. Je les observe et j’écoute. Puis je demande à utiliser leurs toilettes pour découvrir ce lieu qui en dit long, soit par des photos, soit par des journaux, soit par l’absence même de décoration. 

À mon retour, je pose des questions sur ce que j’ai vu et demande à visiter l’appartement, si cela ne m’a pas été proposé. Une fois dans les pièces moins publiques, je demande à la personne de mettre tel objet, de se mettre à tel endroit et je commence alors lentement à prendre les photos. Au-delà des images, c’est une rencontre, une relation qui se crée. Je découvre des histoires que je n’aurais jamais imaginées.  

Tout passe par l’humour et le respect. L’humour pour se rapprocher des gens, le respect pour que ce rapprochement ne soit pas intrusif. Des Grins maliens aux salles de bain russes, j’essaye de pénétrer au cœur de la vie.  

La photographie vous permet de reprendre les chemins de votre histoire au Cambodge. Cet art vous a-t-il amené à poser un autre regard sur le passé ? 

À 7 ans, j’ai été enlevée par les Vietminh alors que mes parents exploitaient une plantation. À ce moment, je ne comprenais pas tout, j’avais surtout peur des bêtes et d’aller aux feuillets, les toilettes situés à l’extérieur, dans la jungle et dans le noir. J’ai pu être davantage préservée en tant que petite fille, je devais principalement aider la femme du commissaire politique. Ça a été beaucoup plus dur pour mon frère, il a été pendu par les pieds, etc. J’ai vu beaucoup d’images qui restent gravées, c’est ce qui m’a empêché de couvrir des guerres en tant que photographe plus tard.   

Bien plus tard, on m’annonce que la piscine où j’ai été enlevée existe toujours. J’y retourne avec mon appareil photo. Tout est encore là, les plantations, le chauffeur de mon père, la pagode où j’ai été libérée. Je vois les photos de mes parents dans le Sala (le lieu de réunion du village) et on me tend une poupée : “C’était la tienne à l’époque”, me dit-on. Je suis sceptique et ne ressent aucune émotion. Quand on fait de la photo, il faut laisser de côté ses émotions, on est fixé par la lumière et le cadrage. C’est en revoyant les photos qu’on a les émotions. 

« Quand je pars en voyage, je ne me dis jamais que je vais faire une exposition ou un livre« 

Vous avez vécu de nombreux mois à l’étranger, en Russie, en Afrique, en Asie. Que gardez-vous de ces années d’expatriation, de ces différentes expériences ? Comment ont-elles marqué votre rapport avec la France ? 

Après notre vie au Cambodge, nous avons retrouvé la France avec soulagement et j’avais aussi le plaisir de retrouver ma sœur qui avait été renvoyée en France juste après que mon frère et moi soyons enlevés. Mais au-delà de ça, lorsque je suis en expédition, je ne pense pas du tout à la France, je suis ouverte à ce que je vis à ce moment-là, je me laisse aller dans l’étranger. Les projets s’enchaînent rapidement et à peine rentrée de la traversée de l’Afrique, j’étais occupée par un défilé de mode. C’est quand je revois les tirages que j’y pense.  

Quand je pars en voyage, je ne me dis jamais que je vais faire une exposition ou un livre. Je lis beaucoup et je pars sans savoir ce que je vais photographier. J’achète aussi beaucoup de documents, d’informations sur place, je découvre au fur et à mesure. Je suis totalement imprégnée par l’instant présent.  

Je suis allée en Russie après l’Afrique. Je voulais un endroit froid, très différent, mais qui avec une végétation très basse, comme j’avais pu le voir en Afrique. Je n’ai pas vu la nuit pendant des mois, je ne pouvais que très peu dormir, je passais donc mon temps à écrire. Mon carnet de bord de cette expédition est plein de textes, de dessins fait par des rencontres.  

Au détroit de Béring, je demande à traverser sur un brise-glace. Il y a un piano au milieu de la salle à manger. Je demande qui en joue, le capitaine, Sergueï, s’avance et nous joue du Chopin. C’est tout cela que j’ai trouvé en voyageant. J’étais plongé dans autre chose et je n’avais pas la place pour penser à la France.  

Quel regard portez-vous sur la photographie moderne, sur Instagram et l’omniprésence des images ?  

Dans les écoles de photographie, il y a maintenant énormément de femmes, avant nous étions très peu nombreuses. Je partais avec une idée, un concept et je revenais avec les photos et le texte, prêts à être intégrés dans le journal ou le magazine. C’était plutôt bien payé. Les photographes étaient fidélisés, comme je l’étais chez 100 idées puis Marie-Claire, Géo magazine.  

Maintenant, il n’y a rien, plus de texte, l’intelligence artificielle a pris le marché de la publicité, ça en devient angoissant. Les défilés de mode, qui étaient bien payés, se faisaient sur une dizaine de pages et étaient payés en conséquence. Maintenant, ce n’est pas payé le tiers de ce que c’était, ça devient très compliqué pour les jeunes. Ils ne sont employés que sur un défilé, ils n’ont pas de continuité, c’est la génération Kleenex.  

Les réseaux sociaux, c’est compliqué. J’ai moi-même Instagram sur lequel je poste une photo par jour mais l’écran d’ordinateur ne rend pas du tout le même effet. Je me sors toujours un petit tirage sur un papier simple que je disperse sur ma table pour pouvoir choisir. Ça permet de prendre le temps. Je fais encore de l’argentique !  

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