Le premier tour de l’élection qui s’est tenu le 10 avril dernier a placé le président sortant Emmanuel Macron, et la candidate du Rassemblement national en tête des suffrages exprimés. Le taux d’abstention au premier tour de l’élection présidentielle 2022 s’est établi à 26,31%. Ces données globales ne reflètent pas la réalité électorale des Français de l’étranger. Evelyne Renaud-Garabedian et Jean-Pierre Bansard, sénateurs des Français de l’étranger représentants de l’ASFE livrent leur analyse des résultats enregistrés à l’étranger.
Les « Français établis hors de France » représentent une partie non négligeable du corps électoral (3%), avec plus d’1,4 million d’inscrits sur les listes électorales. Le taux d’abstention de 64,9% est très élevé. Comment l’expliquez-vous ?
Evelyne Renaud-Garabedian : « Plusieurs facteurs expliquent cette immense abstention. Il y a déjà les raisons pratiques : il n’existe pour cette élection que deux modalités de vote, le vote à l’urne ou le vote par procuration. Or des milliers de Français de l’étranger se trouvent loin d’un bureau de vote, et accomplir son devoir civique implique des coûts et une implication bien plus importante qu’en France, où tout le monde a un bureau à proximité. Ensuite, l’établissement des procurations demeure bien trop complexe. Non seulement il faut savoir à qui donner procuration, mais de plus la démarche elle-même implique de se rendre devant un officier habilité. Même la e-procuration a posé de nouveaux problèmes, les consuls honoraires de nationalité française n’ayant pas accès au logiciel dédié. »
Jean-Pierre Bansard : « Il existe également des causes bien plus profondes. On peut tout d’abord noter que l’abstention du 1er tour de 2022 est supérieure à l’abstention du 1er tour de 2017, qui s’établissait déjà à 56,17%. C’est tout de même une différence de 9 points. Cela signifie que la campagne n’a pas été particulièrement fascinante pour les Français de l’étranger. Les candidats ne les ont d’ailleurs que peu interpellés ou sollicités via la liste électorale consulaire à laquelle ils ont pourtant accès. En réalité, les équipes de campagne ne se soucient que très peu de l’électorat des Français de l’étranger, car ils le considèrent marginal. De manière plus générale, cette campagne n’a pas été particulièrement excitante, et le vent d’optimisme propre à chaque campagne présidentielle a rarement soufflé sur nos compatriotes.
Ensuite, il y a un sujet qui est évident : beaucoup de nos compatriotes n’ont en réalité pas ou plus envie de s’intéresser à la politique française. Et c’est sans doute là le point le plus important, celui sur lequel tous les représentants des Français de l’étranger doivent être le plus attentifs. Nous avons une responsabilité. L’ASFE, dont l’une des missions est de faire en sorte que les Français de l’étranger participent et votent, a une responsabilité. Nous devons être bien plus présents sur le terrain pour démontrer l’intérêt de se maintenir rattaché à la France. Il est de notre devoir de leur démontrer qu’il ne faut pas couper les liens civiques qui nous unissent à l’Hexagone. Je pense en particulier aux jeunes français de l’étranger, souvent binationaux, dont notre rôle est qu’ils se sentent bien plus concernés. »
Les Français de l’étranger n’ont représenté que 500 000 voix dans ce premier tour de la présidentielle, sur environ 36 millions de votants. Sur ces 500 000 voix, quel bilan pouvons-nous dresser ?
ERG : « Emmanuel Macron est arrivé largement en tête avec 45,09% des voix au 1er tour. Les Français de l’étranger ont voté pour une personnalité, qui leur correspond sans doute bien plus que les autres candidats. C’est quelqu’un dont on est fier qu’il représente la France à l’international et je crois qu’il s’agit largement d’un vote d’adhésion à un Homme, plus qu’à son programme ou son bilan. Car le bilan d’Emmanuel Macron pour les Français de l’étranger est en réalité assez faible (il était possible de faire tellement plus) voire négatif (nous nous souvenons tous de l’épisode des motifs impérieux pour pouvoir rentrer en France).
Ensuite, le score de Marine Le Pen, arrivée 2ème au niveau national, est particulièrement faible chez les Français de l’étranger : 5,29%. A mon sens, l’explication est à chercher du côté du profil socioéconomique des Français de l’étranger. Ce sont des gens mobiles, qui ont voyagé, qui vivent la mondialisation au quotidien, qui sont la mondialisation. Alors que l’électorat de Marine Le Pen est, nous le savons, issu de la ruralité, de territoires qui ont connu le déclassement, les délocalisations, qui vivent au quotidien l’échec de ne pas faire partie de ceux qui sont « du bon côté ». »
JPB : « C’est je pense également la raison pour laquelle le score d’Eric Zemmour est bon chez les Français de l’étranger. Une part non négligeable d’entre eux est « plus royaliste que le Roi » et ont une vision de la France qui leur tient extrêmement à cœur. Une fierté, un rang mondial à tenir, auquel ils ne veulent pas renoncer. Et sur lequel ils considèrent que la France est en grand déclin. Ils voient la France de l’extérieur, y reviennent de temps en temps, et sentent, par le brassage des populations, par une culture qui s’enrichit et se transforme, qu’elle ne correspond plus l’image qu’ils en ont gardé. Eric Zemmour a su parler à une frange de la population peut être plus « moderne » que l’électorat de Marine Le Pen. Son score – 8,67% – vous montre également que les Français de l’étranger suivent peut-être bien plus attentivement que les autres les médias français. Cette partie des Français de l’étranger, c’est un électorat que les LR ont perdu.
Et enfin, vous avez les résultats – conformes aux résultats nationaux – de Jean-Luc Mélenchon. A priori, on pourrait se dire que les Français de l’étranger n’ont aucun intérêt à voter pour lui, puisqu’il propose dans son programme l’impôt universel. C’est là que vous voyez que les Français de l’étranger sont loin de voter uniquement dans leur propre intérêt. Ils ont suivi un mouvement, une dynamique : celle du candidat de gauche le plus à même de parvenir au 2nd tour, et même si Yannick Jadot a fait un très bon score – 8,17% – les Français de l’étranger ont tout de même saisi que ce n’était pas du côté du candidat écologiste que s’unirait la gauche. »
Le vote des Français de l’étranger est-il homogène en fonction des continents, ou à l’inverse, les résultats sont complètement différents selon les zones géographiques ?
ERG : « Quand on rentre dans le détail, les résultats ne sont pas si homogènes que cela. Vous avez évidement des résultats qui interpellent. Que 70% des Français du Venezuela votent Emmanuel Macron est sans doute une réaction par rapport à ce qu’ils vivent tous les jours. De même, le fait que le Président enregistre un de ses pires scores à Moscou (23,21%) est loin d’être anodin. Globalement, Emmanuel Macron se situe entre 38 et 51% en fonction des circonscriptions législatives des Français de l’étranger, ce qui est un résultat supérieur d’au minimum 10 points avec la moyenne nationale, et c’est donc sans appel : les Français de l’étranger aiment leur président.
Il est à noter que les résultats de Jean-Luc Mélenchon sont particulièrement bons sur la zone Maghreb / Afrique de l’Ouest, où il arrive en tête avec 39,78% des voix. On peut supposer que ce sont les Français qui se sont sentis les plus stigmatisés par les thèmes de campagne de l’extrême droite, mais aussi les plus affectés par certaines décisions du Gouvernement sortant, notamment en matière de politique de visas pour leurs conjoints ou leur famille.
Enfin, on ne peut que noter la performance d’Eric Zemmour en Israël, avec respectivement 40,75%, 44,14% et 55,10% des voix dans les postes d’Haïfa, Jérusalem et Tel Aviv. Les mêmes postes où l’on enregistre également la participation la plus faible qui soit (5,76%, 10,37% et 10,88%).
La participation en Algérie est également particulièrement faible (14,81% à Alger, 13,04% à Oran, 11,46% à Annaba). Il y a un réel sujet sur l’engagement civique de nos compatriotes dans ces pays. Inversement, on ne peut que souligner et encourager les communautés françaises de Moldavie, Lettonie, Estonie, Lituanie mais aussi de Singapour et du Brunei, qui ont enregistré des participations supérieures à 60%. »
Pour qui allez-vous voter au 2ème tour ?
JPB : « L’ASFE est un mouvement indépendant exclusivement dédié aux Français de l’étranger. Nous ne sommes pas un mouvement politique comme les autres, qui appelle à voter pour l’un ou pour l’autre, et nous respectons toutes les sensibilités.
En ce qui nous concerne, nos parcours de vie, nos origines, notre histoire (nous sommes tous deux issus soit de l’exil soit de l’immigration), notre vie économique de chefs d’entreprise (dans le secteur de l’industrie et du tourisme, qui n’aurait pas survécu sans les aides du Gouvernement actuel) font que notre choix au 2ème tour est plus qu’une évidence. Mais c’est un choix personnel, qui ne doit pas se confondre avec l’indépendance du mouvement que nous avons construit.
D’autant plus que je ne fais pas partie des gens qui pensent qu’il faut stigmatiser le vote d’extrême droite. Bien au contraire. Il est le révélateur d’un malaise général de la société française extrêmement profond et sur lequel la classe politique ferme les yeux tous les 5 ans, jusqu’à se souvenir que cet électorat existe, et qu’il représentera demain sans doute plus de 45% des voix exprimées.
Le véritable combat contre l’extrême droite consiste à cesser d’ignorer ceux qui veulent « essayer » l’inconcevable, et que souvent on balaye d’un revers de la main en considérant qu’ils n’ont tout simplement « pas compris ». Nous avons un devoir politique, qui n’est pas seulement d’appeler à des barrages qui ont cédé depuis longtemps : c’est celui de considérer ces personnes et ce qu’elles veulent nous dire. »