L’ASFE a eu l’opportunité d’échanger récemment avec Marina Gning, cofondatrice de Api Afrique, une entreprise spécialisée dans la création de protections périodiques et de couches saines et durables au Sénégal. Récompensée par le prix international « La France s’engage » en 2020, l’entreprise a pour objectif d’amplifier son programme d’éducation « Changeons les règles », conçu pour améliorer l’accès à l’information sur la santé reproductive, et aux produits Api Afrique pour les populations précaires.
Pour commencer, comment vous est venue l’idée de créer Api Afrique ?
L’idée de créer Api Afrique m’est venue grâce à mon expérience personnelle. C’est durant ma première grossesse que j’ai découvert la problématique des couches jetables : elles coûtent cher, sont souvent garnies de produits toxiques, et sont une source très grande de déchets. Je me suis donc renseignée sur le marché des couches lavables et je me suis rendue compte que c’était peu démocratisé.
On a donc lancé en France, à l’origine, une entreprise de couches lavables. De fil en aiguille on a élargi la gamme, on a commencé à proposer des marques qui faisaient des serviettes hygiéniques lavables. Etant mariée à un Sénégalais depuis plus de 20 ans, je faisais souvent des voyages sur le continent. En discutant avec ma belle-sœur, je me suis rendue compte à quel point le sujet des périodes menstruelles était tabou, et à quel point il manquait de produits éthiques et durables, à la disposition des femmes des milieux ruraux. C’est à ce moment que nous avons décidé de nous implanter au Sénégal, et de faire des protections menstruelles, notre premier produit.
Quelles sont selon vous, les valeurs de la marque ?
Nous pouvons répondre à cette question par l’emploi de trois petits mots qui nous caractérisent : écologique, éthique, et chic. Nous essayons d’avoir le moins d’impact possible, de préserver la santé des femmes, en leur donnant des produits sains. Nous voulons créer de l’emploi au Sénégal en proposant des produits modernes, sérieux, et éthiques.
L’un des objectifs principaux de la marque était de créer de l’emploi durable pour les femmes sénégalaises. Ces dernières portent souvent seules la charge de la famille, et créer des emplois pour elles, est avant tout un moyen de mettre en place une autonomie financière. C’est pour cela que nous avons implanté nos ateliers en dehors des grandes agglomérations, pour créer des emplois pour des personnes qui ont des difficultés à s’insérer professionnellement.
Quelles ont été les difficultés auxquelles l’entreprise a dû faire face ?
Le développement de l’entreprise est plus long que ce que j’avais pensé. Ce que nous avons accompli en 4-5 ans, je pensais le faire en 2-3 ans. Mais nous prenons nos racines tranquillement pour créer quelque chose de solide.
Il y a des difficultés également avec les matières premières, absentes localement. Nous devons donc gérer l’importation. Nous sommes justement en train de créer un partenariat avec des usines sénégalaises pour essayer de localiser toute la production en Afrique.
En terme de middle management, il y a des difficultés aussi, nous avons notamment du mal à recruter. Nous rencontrons des difficultés à former nos équipes. Il y a beaucoup de main d’œuvre pour des postes d’exécutant, mais pour des postes de manager, c’est plus compliqué. Nos employés arrivent souvent avec très peu de formation. Entreprendre au Sénégal c’est un challenge.
Pouvez-vous décrire les enjeux de la précarité menstruelle au Sénégal ?
Les règles sont synonyme de précarité au Sénégal. Les règles sont tabou, on n’en parle pas, elles sont considérées comme sales, et rendent les filles impures. Elles sont source de honte chez la plupart des jeunes filles qui ne sont pas informées, mal préparées, et pas approvisionnées correctement en protections hygiéniques.
Ces dernières coûtent cher pour un foyer sénégalais. On conseille aux filles d’utiliser du sable, ou des plantes, pour empêcher les flux de couler, ce qui est très dangereux d’un point de vue sanitaire.
Les filles ne vont donc pas à l’école pendant leurs périodes. Elles ne peuvent pas changer de serviette notamment à cause de l’insalubrité des infrastructures, et de l’absence de poubelles dans les toilettes. Elles ont aussi peur d’être humiliée par la présence d’une tâche.
On peut également parler de la douleur. Il est certain que le niveau d’information très bas sur le sujet amplifie la douleur, l’associant à la peur, à la honte et à l’incompréhension du phénomène.
Quel est l’objectif de votre programme « Changeons les règles !» ?
Le programme a été initié quand nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un énorme besoin de réinstaller l’échange sur le sujet. Nous avons commencé par créer un site d’information sur les règles, adapté aux réalités locales. Nous avons également conçu un livret d’information sur les règles, que nous glissons dans les trousses de protections périodiques, en prenant en compte le fait que beaucoup de jeunes filles n’ont pas accès à l’internet.
Nous avons mis en place également dans ce programme des ateliers dans les villages, les écoles et les prisons. Le prix « la France s’engage » nous a notamment été remis pour financer le développement d’une application mobile avec une chat box en plusieurs langues. Il y a aura également à disposition une version numérique du livret d’information, ainsi qu’une version audiovisuelle des ateliers. Nous avons enfin les moyens de développer ce programme qui nous est cher, et il sera disponible dès le début du mois de janvier.
Avez-vous un message en particulier à transmettre aujourd’hui ?
J’insiste à titre personnel sur le besoin de recherche anthropologique sur le sujet des règles en Afrique. Nous essayons de prouver que les règles sont véritablement un moyen « d’empowerment » pour les jeunes filles. Ce n’est pas juste un fait physiologique dans le corps, c’est aussi quelque part un « pouvoir ». Chaque phase sur cycle correspond pour les femmes à un changement de comportement et de compétences. Pendant les règles, nous sommes souvent plus sensibles, plus créatifs, plus à l’écoute de notre environnement. Comprendre son cycle, c’est aussi se permettre de se développer, en découvrant la magie du cycle menstruelle et des compétences qu’il octroie.