L’équipe de l’ASFE a eu l’opportunité de rencontrer Laure Bottinelli, 1ère lauréate du Prix Terre de Femmes (France 2017) de la fondation Yves Rocher et fondatrice de ANACAONA Community : la première initiative sociale de recyclage de savon en Haïti et dans les Caraïbes.
Pouvez-vous vous présenter ainsi que votre parcours ?
Je m’appelle Laure Bottinelli, j’ai 33 ans, je suis franco-américaine, j’ai grandi en France et j’ai étudié à Sciences Po Grenoble où j’ai fait un master en organisation internationale. Avant mon master, j’étais déjà intéressée par les questions de l’eau, de l’hygiène et de l’assainissement, j’ai donc conclu mon master par un stage de fin d’études à Madagascar en 2011 avec l’ONG Handicap International avec qui j’ai commencé à travailler sur ces problématiques. Je me suis rendue compte que je ne voulais pas que mes premiers postes soient dans des bureaux, celui des Nations Unies ou d’une ambassade, je voulais être sur le terrain avec les populations locales et apprendre les réalités de la « WASH » (Water Sanitation and Hygiene).
Après Madagascar, je suis partie avec Save the Children, une ONG internationale aux Philippines sur l’île de Mindanao dans une zone occupée par Abu Sayyaf, une branche d’Al Qaida. Je suis ensuite allée au Bangladesh à la frontière avec l’Inde où l’on accompagnait les écoles publiques et plus généralement le milieu scolaire dans leur accès à l’eau.
Que ce soit aux Philippines ou au Bangladesh, j’ai travaillé avec des personnes musulmanes. Ce fut extrêmement intéressant d’un point de vue religieux, cela m’a permis d’observer les différences religieuses dans le rapport à l’eau.
Je suis ensuite partie en Haïti en 2012 à la suite du tremblement de terre de 2010 et la propagation du choléra en octobre 2010. J’ai travaillé un an avec une ONG française Inter Aide pour lutter contre le choléra en milieu scolaire. Je suis partie travailler en urgence dans un camp de réfugiés dans le nord du Sud Soudan pour apporter l’accès à l’eau et à l’hygiène. Ensuite en 2014, je suis repartie en Haïti et j’y suis restée jusqu’en 2019. J’ai continué à travailler avec des organismes comme Solidarités International (une ONG française) ou encore l’OMS, toujours sur la gestion de projet dans l’accès à l’eau, l’hygiène et l’assainissement en réponse au choléra et au cyclone Matthew qui a frappé Haïti en 2016.
Qu’est-ce qui vous a poussé à lancer votre entreprise ANACAONA Community en Haïti ? Comment l’entreprise est-elle née ?
En 2016, j’ai voulu faire une pause avec le monde de l’humanitaire. J’ai créé ANACAONA Community, qui est une entreprise sociale et non pas une énième ONG en Haïti. J’avais entendu parler du recyclage de savon. Je n’ai pas inventé le concept, il existait déjà aux Etats-Unis et en Asie du Sud-Est dans de petites organisations. En 2015, j’ai pris mon sac à dos et je suis partie 6 mois en Asie du Sud-Est pour aller découvrir ces initiatives de recyclage de savon, surtout entreprises par des associations et l’adapter au contexte haïtien.
J’avais envie de travailler un peu différemment, plus proche de la population, avec mes valeurs à moi, mes indicateurs. J’avais envie d’essayer l’entreprenariat social et de le lier à mon domaine d’expertise (l’hygiène et l’assainissement). J’ai donc fait un MOOC avec HEC Paris et Ticket for Change. J’ai pitché mon projet et je suis à tout hasard arrivée parmi les finalistes de ce MOOC.
Je me suis alors dit que ça valait peut-être le coup de creuser et c’est là que je suis partie 6 mois en Asie pour en apprendre plus en Indonésie et au Cambodge. L’idée était d’avoir des hôtels partenaires et de récupérer les bouts de savon laissés par les occupants au lieu de les jeter, de les recycler localement et de les redistribuer aussi au niveau local. Aux Etats-Unis, les savons viennent souvent d’hôtels éloignés, sont recyclés en Floride puis redistribués dans des pays dans le besoin. Tandis que nous voulions rester local et réduire au maximum notre impact environnemental. Les besoins en Haïti étant immenses.
L’entreprise sociale a deux branches : une sociale où une part des savons recyclés est redistribuée dans des écoles dans le quartier de Cité-Soleil, le plus grand bidonville de l’hémisphère nord. Cela s’accompagne d’une sensibilisation à l’hygiène, on forme des professeurs et on travaille tous les jours avec la communauté d’où viennent nos employés.
On a ensuite une branche entrepreneuriat qui consiste à la revente de ces savons dans lesquels on ajoute des ingrédients locaux (café, aloe vera,curcuma) et qu’on revend dans des boutiques en Haïti mais aussi en France et aux Etats-Unis.
Nos ventes ont baissé récemment en raison des tensions politiques en Haïti depuis 2018 et de la Covid qui ne nous permettent pas de récolter assez de savons. On continue à redistribuer dans les écoles et on a diversifié notre activité. En partenariat avec des ONG internationales et parfois le gouvernement haïtien, on propose des formations destinées aux enfants, aux jeunes et aux professeurs pour une approche soutenable et communautaire de l’hygiène, de l’eau et de l’assainissement. Depuis un an, on s’est vraiment développé en matière de sensibilisation à la santé menstruelle et de prévention de grossesses précoces. On fabrique désormais en plus du savon des serviettes hygiéniques lavables et réutilisables. Dans un pays où il y a très peu de ramassage de déchets comme en Haïti, il est essentiel de trouver d’autres méthodes pour que les femmes puissent gérer leur cycle menstruel.
Pourquoi le recyclage de savon ?
C’est assez à la mode en ce moment. Ça existait depuis une dizaine d’années aux Etats-Unis et en Asie du Sud-Est. Quand on a commencé, les gens voulaient que je recycle des draps ou des huiles de cuisine, on peut recycler de tout vraiment.
Une des méthodes de prévention de santé publique les plus utiles et les moins coûteuses, c’est le lavage de mains avec du savon. Les gens s’en passaient assez facilement avant la Covid. Pourtant cela reste un geste barrière contre la diffusion non seulement de maladies diarrhéiques comme le choléra mais aussi des virus comme la Covid. Avec un petit bout de savon, on a un impact énorme dans les écoles : un enfant non malade est un enfant qui sera scolarisé plus longtemps.
Quelles ont été les répercussions de la Covid sur votre activité ?
En 2018, j’avais été contactée par des hôtels parisiens qui souhaitaient développer le modèle d’ANACAONA en France. J’ai donc passé 18 mois en France pour démarrer ANACAONA avec 20 hôtels partenaires notamment du groupe Marriott. J’ai également travaillé avec des universités pour mettre à jour les normes de cosmétique recyclée qui n’existaient pas en France à ce moment-là. J’ai dépensé beaucoup d’énergie, de temps et d’argent là-dedans et je devais sortir les premiers savons ANACAONA en France le 10 avril 2020. Deux semaines avant le lancement, la Covid est arrivée et ANACAONA France n’a pas vu le jour.
Pouvez-vous nous raconter une journée type de votre quotidien ?
Aujourd’hui, je vis à San Francisco mais j’accompagne les équipes au quotidien. Alors pour une journée type, à 7h du matin il est déjà 10h en Haïti et je contacte mes deux équipes : l’équipe production pour connaître l’objectif de production de la journée pour les savons et les serviettes hygiéniques. Je m’assure qu’ils ont assez de matériel pour la semaine et vérifie s’ils doivent signer des documents financiers ou administratifs pour tout le côté logistique et matériel de la production.
J’appelle ensuite la personne qui fait le lien avec nos employés qui travaillent dans la communauté, notamment quant à la problématique de la sécurité car Cité-Soleil souffre de gros problèmes de gangs. Nous avons mis en place un code couleur pour la sécurité de la zone (vert, orange, rouge) et en fonction du niveau de sécurité, on adapte nos activités. Avant de lancer une activité, on se réunit en général avec les représentants des gangs et on leur explique le projet pour que l’on puisse travailler correctement.
Je fais ça le matin, puis je passe du temps à appeler nos partenaires pour faire un point, voir si on est à jour dans nos rapports. Actuellement, on travaille avec l’ambassade de France, l’ONG ACTED et ainsi qu’un bailleur aux Etats-Unis qui s’appelle Surge for Water.
Puis je fais ma journée de travail pour mon emploi actuel à San Francisco car je ne peux pas vivre seulement d’ANACAONA. En fin de journée de 17h à 19/20h je refais un point sur les messages que j’ai ratés pendant la journée et j’appelle notre coordinateur local qui s’appelle Winter et là on fait un point sur les objectifs de la semaine, notre stratégie et là avec le tremblement de terre le coût de nos activités. Chaque semaine a son lot de surprise. On adapte nos activités scolaires, communautaires et partenariales en fonction des besoins. Donc je ne m’ennuie pas !
Avez-vous rencontré des difficultés particulières lorsque vous avez lancé ANACAONA ? (Difficultés à trouver des partenariats avec des hôtels, des écoles, à former des personnes, à trouver des ressources financières…)
Pour le démarrage en Haïti, on a commencé par un crowdfunding à l’époque et on a levé 25,000$. J’ai co-fondé l’entreprise avec une amie, Mélanie, qui est restée avec moi la première année et qui est partie la deuxième pour continuer son travail dans l’humanitaire en Afrique. Avoir des hôtels et des écoles partenaires, ce n’était pas difficile en Haïti.
La culture du travail en Haïti est beaucoup plus proche de la culture du travail américaine que française : il y a beaucoup moins de procédures. Le travail que j’ai fait en Haïti en 2 mois, je l’ai réalisé en 1 an en France. Les Haïtiens sont des travailleurs incroyables et motivés. Il faut néanmoins du temps pour les former. Beaucoup n’ont pas de bases parce que leurs parents n’avaient pas les moyens de leur payer l’école. Il faut donc leur apprendre comme utiliser un ordinateur ou écrire un rapport par exemple.
La France a été un véritable choc culturel, je pensais que j’arriverais en France et que je développerais ANACAONA facilement mais ça a été long, lent, compliqué et j’ai trouvé que le milieu entrepreneurial n’était pas très ouvert d’esprit. Le groupe Marriott nous a très bien suivi. Avoir des financements en France n’est pas évident non plus. Je n’y étais pas allée depuis dix ans, je n’avais pas de repères.
Est-ce que vous pourriez dresser un bilan des actions d’ANACAONA?
Aujourd’hui, ANACAONA c’est 14 employés (dont 13 locaux) ; 3 zones de travail (Cité-Soleil mais aussi dans les départements du Centre et de la Grande-Anse) ; plus de 50 écoles soutenues ; 15,000 enfants qui ont reçu nos savons et nos formations à l’hygiène sur le long terme ; plus de 500 professeurs formés à nos quatre leçons sur l’hygiène : le lavage de mains, le traitement de l’eau, l’utilisation des toilettes et la santé menstruelle ; plus de 300 formations communautaires sur la santé menstruelle, des dizaines de milliers de barres de savon recyclées et redistribuées ; et enfin des milliers d’heures de formations, de sensibilisation à l’hygiène menstruelle, et en moyenne c’est 10 tabous par semaine qui sont levés.