L’équipe de l’ASFE a eu l’opportunité de rencontrer Sophie Lehideux, 1ère lauréate France du prix Terre de Femmes 2018 décerné par la fondation Yves Rocher, directrice et fondatrice de l’association Kynarou. Une structure qui milite pour l’accès durable à l’eau potable, notamment dans le Sud de l’Inde.
Pouvez-vous vous présenter pour les Français qui ne vous connaissent pas ?
Je m’appelle Sophie Lehideux. Je suis la directrice et la fondatrice de l’association Kynarou, une association de développement qui travaille depuis 2004 sur la mise en place de projets d’accès à l’eau potable et d’assainissement à destination des femmes et des enfants dans le Sud de l’Inde et depuis 2016 au Burkina Faso. On commence aussi à opérer au Togo et au Benin.
Quand avez-vous développé une passion pour l’écologie ?
Au départ j’étais plus attirée par l’aspect associatif plutôt que l’écologie même si j’étais sensible à ces questions-là aussi. J’ai eu l’occasion de faire un stage dans un orphelinat pour petites filles intouchables au sud de l’Inde. Au cours de ce stage, on a travaillé avec les villages aux alentours qui étaient uniquement composés de populations intouchables, qui par leur statut social n’avaient ni accès a l’eau potable ni à l’assainissement car elles sont jugées impures. Quand j’ai formulé l’idée de vouloir continuer une action auprès de ces gens-là, l’accès à l’eau et à l’assainissement m’ont paru être leurs besoins prioritaires. Ce sont des besoins essentiels répandus dans le monde entier, qui une fois comblés permettent de se consacrer à des actions participant à la protection de l’environnement (collecte et tri des déchets par exemple). J’étais donc, au départ, plus motivée par des raisons sociales qu’écologiques même si ces deux thèmes se rejoignent.
Comment est née l’association Kynarou (origines, motivations etc.) ?
J’avais très envie de travailler au sein d’une association lorsque j’avais 19/20 ans. C’était un pari fou. Notamment parce qu’à l’époque il y avait peu d’études en master de coopération internationale, ce qui rendait le travail humanitaire plus compliqué que de nos jours. D’autant plus que je n’étais ni ingénieur, ni maçon, ni médecin, ni infirmière et que je n’avais pas de formation technique (qui étaient des prérequis pour travailler dans ce milieu il y a 20 ans). J’ai donc commencé à travailler dans des associations en France, en parallèle de mes études et j’ai eu cette opportunité d’aller travailler en Inde et de créer Kynarou. Kynarou était au départ une association d’étudiants. On avait comme projet de mettre en place des puits dans 4/5 villages en partenariat avec un orphelinat.
Kynarou, vue d’ensemble.
Quels sont les pays dans lequel vous menez des actions ?
Pour l’instant on opère en Inde, au Burkina Faso, au Togo et au Bénin. En Inde on a 17 ans d’expérience, on connait très bien notre contexte, on a une équipe de 15 salariés indiens très motivés, engagés et qui connaissent bien leur boulot. On a une petite structure. On veut rester petit, à taille humaine, sans devenir une énorme structure. La société indienne est tellement régie par la pureté et l’impureté que des notions comme l’assainissement et l’accès à l’eau potable peuvent facilement devenir des sujets tabous. Ce phénomène est assez fascinant lorsqu’on travaille avec et il nous motive à poursuivre notre mission.
On avait pas mal de compétences à transmettre et on connaissait plusieurs acteurs locaux au Burkina Faso, un pays où sont implantées de nombreuses ONG mais où peu travaillent dans le secteur de l’eau. On voulait transmettre ce savoir qu’on avait acquis en Inde sur d’autres territoires, s’adapter à des cultures différentes tout en étant dans une relation Sud-Sud.
Pouvez-vous nous parler de votre projet d’accès à l’eau ? Quelles sont les différences d’approche entre les pays ?
En Inde et au Burkina Faso, on ne travaille pas de la même manière parce que ce sont des cultures très différentes. En Inde, dans les villages dans lesquels on travaille aujourd’hui, on arrive à un projet assez complet après 17 ans. On fait de l’accès à l’eau, donc plus de forage. On fait des systèmes de filtration collectifs qui filtrent de l’eau déjà disponible et permettent aux populations de villages entiers d’avoir un accès quotidien à de l’eau potable. Avant notre intervention, les habitants de certains villages avaient accès à 1h30 d’eau tous les 2 à 3 jours.
Au niveau de l’assainissement, on construit des toilettes collectives principalement pour les femmes et les enfants parce qu’en Inde les hommes et les femmes ne doivent pas faire leurs besoins dans le même bâtiment. Ils ne sont pas du tout sur un modèle de toilettes familiales. Ils sont aussi assez opposés au concept de toilettes sèches. On est donc sur un modèle de toilettes standards avec des bassins écologiques qui permettent de recycler les eaux usées. Les eaux usées sont filtrées et servent à arroser des jardins biologiques qu’on met en place en sortie de sanitaires.
Ensuite on a la partie gestion des déchets. Les villages indiens défavorisés font face à un gros problème de pollution plastique et de gestion de déchets. La politique nationale est assez limitée là-dessus, le pays est assez sale, il n’y a pas de système de gestion de déchets. C’est pour ça qu’on fait du ramassage, de la collecte et du tri et ensuite on travaille sur la valorisation des déchets : le compost, les briquettes deviennent des combustibles et servent à alimenter en énergie les foyers.
Le compost est revendu aux familles qui ont les jardins biologiques ce qui crée une économie circulaire autour des quatre volets d’actions du projet.
On s’est rendu compte que finalement les femmes avaient plus besoin de toilettes que d’accès direct à l’eau. Le constat est également qu’une fois ces besoins satisfaits, elles étaient beaucoup plus prêtes à gérer leurs déchets.
Petit à petit, on a mis en place différentes actions. La dernière en date est un programme de sensibilisation à l’hygiène menstruelle. On va essayer de distribuer des produits hygiéniques réutilisables.
On a aussi lancé un projet en France : le « Wash-in-5 challenge » qui vise à économiser de l’eau ici pour en redistribuer là-bas. On demande aux Français de prendre des douches de 5 minutes au lieu de 9, ce qui permet d’économiser 40 litres d’eau par douche. Une fois qu’ils ont pris une douche courte, ils prennent une photo de leur main sur une application et toutes les 125 douches/photos, on installe un filtre à eau dans une école grâce à un partenaire français.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières lorsque vous avez créé cette association ? (Résilience des populations locales, difficultés financières lors de la création de Kynarou, formations, etc.).
On a connu plein de difficultés au point où maintenant elles sont nos amies. Ça commence par le fait d’être une jeune femme en Inde, un pays où le machisme est très présent. Par ailleurs, on était une jeune association qui avaient pour bénéficiaires des personnes n’étant pas du tout sensibilisées aux projets qu’on voulait mettre en place.
Il y avait de nombreux problèmes de corruption ainsi que des problèmes liés à la caste des bénéficiaires. La société indienne est divisée en 4 castes et en dehors de ces 4 grandes castes, vous avez les intouchables qui représentent 200 millions de personnes soit 1 homme sur 6. Notre travail auprès des intouchables reste assez limité car on opère dans une seule région et par ce que les intouchables ont reproduit ce système de castes au sein même de la communauté intouchable. Il y a des villages mixtes qui incluent différentes castes d’intouchables et si vous y construisez un système de forage, certaines personnes seront privées d’eau car elles seront considérées comme plus impures que d’autres intouchables. Il y avait donc des gros problèmes de discrimination inter-castes même au sein de la population intouchable qui bloquait nos projets mais grâce a notre équipe locale on arrivait à déjouer sensiblement ces pièges là au fur et à mesure que nos projets avançaient.
Est-ce que vous pourriez dresser un bilan de vos actions en Inde notamment ?
En Inde, on a 17 ans d’expérience, une quinzaine de salariés et on a mis en place des accès à l’eau et aux toilettes dans 65 villages (120 000 bénéficiaires). On a aussi travaillé dans plus d’une trentaine d’écoles réparties dans plus de 60 villages.